Je traduis ce texte dans le cadre de recherches sur les luttes de l’immigration en France métropolitaine. Malgré des désaccords que je peux avoir sur le positionnement du racisme au sein du mode de production capitaliste, il me semble être un texte de l’époque important à revisiter pour toute autonomie prolétarienne et anti-raciste. Publié d’abord en 1980 dans Patchwork, source que je n’ai pas pu retrouver, je reprends ici la version qui aurait dû être publiée dans le numéro 3 de la revue Zerowork, qui aurait été dédié à la question de l’immigration et ne fut jamais publié.
Mogniss H. Abdallah est un journaliste et militant basé à Paris. Il a été le coordinateur de l’agence IM’média, un réseau de médias indépendants fondé en 1983 qui traite des luttes des migrants et des problèmes des quartiers populaires. Ancien organisateur de Rock Against Police, il a participé au mouvement de l’immigration lié à la Marche pour l’égalité et contre le racisme, ainsi qu’à des campagnes contre les meurtres racistes et les violences policières en France et ailleurs en Europe. Proche du maoïsme et de l’autonomie parisienne, il est notamment l’auteur de Rengainez, on arrive ! : Chroniques des luttes contre les crimes racistes ou sécuritaires, contre la Hagra policière et judiciaire des années 1970 à nos jours (2012, Libertalia)
L’étude de la deuxième génération, ces enfants d’immigrés nés et/ou scolarisés en France, est devenue un nouveau chic sociologique. Mais ils sont aussi, et surtout, un sérieux souci pour la planification capitaliste qui veut combler les lacunes de ses plans de gestion anticipés des conflits sociaux. Il y a une urgence avec ça. Le système éducatif français doit servir à écarter les inadaptés sociaux lors de la scolarisation d’environ un million d’enfants d’immigrés qui sortent des cités de banlieue (HLM) où ils sont nés et ont grandi. C’est une nouvelle figure sociale, encore jeune, dont le comportement socialisant inclut la résistance à l’isolement, à la ghettoïsation, à l’absence de protection juridique qui caractérise le statut d’immigré.
L’État militarise ses méthodes en raison de son incapacité à contrôler toute une série de nouvelles formes de recomposition des jeunes immigrés en dehors du territoire strictement limité qui leur est réservé : la réappropriation spontanée des services sociaux (ex. des cafétérias scolaires aux douches des centres Sonacotra, des restaurants universitaires aux bibliothèques publiques, des distributeurs de nourriture du métro et des transports publics aux centres sportifs), l’auto-réduction des prix, c’est-à-dire l’entrée gratuite aux concerts locaux et aux grands concerts de la ville, la création et la croissance de bandes de jeunes rassemblant des membres de nombreux quartiers de Paris, etc.
Quel est l’enjeu ? Contrairement à ce que l’on pense généralement, le véritable enjeu est le contrôle de la force de travail de demain, celle du travail à temps partiel dans une usine restructurée. Il ne s’agit pas de la réhabilitation du racisme comme facteur de domination garantissant perpétuellement la “surexploitation” des travailleurs immigrés.
L’État consacre déjà des sommes considérables pour tenter d’intégrer les jeunes immigrés dans le consensus social. Il est prêt à dépenser davantage pour faciliter leur rôle de plus en plus massif sur le marché du travail dans les années à venir. Sur le terrain culturel déjà obtenu (et qui bénéficie donc d’un statut privilégié pour les dépenses de l’État) en tant qu’espace de planification des demandes socioculturelles des enfants de l’immigration, l’État a parfois été contraint de donner de l’argent et carte blanche à l’imagination créatrice des enfants de Nanterre, Gennevilliers, Vitry, etc. De ce fait, l’État n’a pas toujours obtenu les résultats qu’il souhaitait. Par exemple, si la Conférence du week-end à Nanterre était parfois divisée sur diverses questions, personne n’est tombé dans le piège de l’institutionnalisation culturelle. Aujourd’hui, certains des participants préparent une pièce de théâtre sur les prisons qui revendique le droit à l’illégalité ! De même, les jeunes immigrés sont nombreux dans les classes professionnelles de Raymond Barre où ils parviennent à s’inscrire classe après classe dans le seul but d’obtenir un peu d’argent.
Du travail ? Il n’y en a pas — ce qui ne doit pas empêcher la satisfaction de nos besoins. Il serait ridicule de vouloir faire un travail qui peut ou pourrait être fait par l’automatisation. Vive l’automatisation ! A bas le travail ! (extrait d’un pamphlet anti-Barre)
Ils prennent l’argent, sautent les cours et vont au cinéma — aux frais de l’État. De cette façon, ils sont capables de transformer les salaires de formation ridiculement bas en un revenu social pour leurs propres besoins.
En termes plus stratégiques, l’État tente de détourner la résistance des jeunes au passage de l’école au travail en restructurant l’école. Une des façons de procéder, qui anticipe la demande de revenus des jeunes, consiste à alterner l’école et la formation sur le tas dans les usines. Mais ce projet ne s’adresse qu’à une génération future, les “adolescents” d’aujourd’hui sont encore des inadaptés.
Ces inadaptés se voient refuser toute initiative, sauf celle de s’inscrire au chômage, de travailler au noir ou à temps partiel. Ils sont expulsés — par l’application des nouvelles lois Barre-Bonnet-Stoléru destinées à remodeler la main-d’œuvre. D’innombrables “délinquants” expulsés (peut-être 90%) reviennent en France illégalement [NDLR : retours permis par une application gouvernementale laxiste qui contribue à modifier la segmentation légale/illégale de la force de travail]. Ils sont aussi assassinés — à l’extérieur et à l’intérieur de la prison : l’assassinat de Yasid (21 ans) à Strasbourg, d’Abdelkader (17 ans) à Valenton, de Kadar (15 ans) à Vitry en deux mois ; mais aussi ceux qui tombent — anonymement — de tirs aléatoires lors de manifestations et les prétendus suicides de ceux comme Taleb Hadjaj, militant contre la prison.
Ces méthodes permettent de véritablement mesurer l’incapacité de l’État à contrôler cette nouvelle figure sociale et sa panique. La panique est la leur, mais il y a des imbéciles qui voudraient la répandre parmi nous, au nom de la défense de la dignité nationale de l’immigré contre les antagonismes racistes de la période coloniale. Et ce, au nom de la défense de l’emploi.
Tous ces malheurs d’immigrés sont attribués à une guerre coloniale inachevée. Quelques habitants de Sonacotra n’ont-ils pas menacé de ressortir leurs vieux fusils rouillés de l’époque du FLN ? Sur la base de cette logique d’identification à la culture du “pays d’origine”, on attend des jeunes immigrés qu’ils retournent le cœur joyeux au service militaire dans le Sahara pour renforcer la révolution socialiste dans leur pays. En d’autres termes, Stoléru ne fait que leur rendre service en les expulsant ! Situer la légitimité de la lutte dans la misère est en contradiction fondamentale avec le comportement autovalorisant des jeunes immigrés. Il y a certes une rupture avec la misère de leur part, un refus de ce qu’ils ont vécu chez leurs parents. Et leurs parents leur en veulent pour cela — au point de les traiter de harkis — de “ petits Français “ totalement assimilés — de traîtres à leur culture. On peut bien sûr parler des harkis, et surtout des enfants de harkis ! Parlons de ceux qui, bien que citoyens au service de la France pendant des années, sont toujours considérés comme des étrangers. Parlons des émissions de télévision où ces vieux harkis parlent un excellent français, mais dont les présentations sont accompagnées de sous-titres français ! Le retour “au pays” en Algérie, ou ailleurs, n’est pas une réponse à l’autonomie socioculturelle totale que réclament les jeunes immigrés métropolitains, le plus souvent de manière illégale : par exemple en refusant le service national (militaire, électoral, impôts, etc.) que ce soit en France ou en Algérie.
On trouve aussi des imbéciles ou des gens bien intentionnés (au CINEL par exemple) qui veulent s’installer dans les espaces institutionnels. Nous leur suggérons d’abandonner leurs sempiternelles dénonciations du racisme (qui n’est qu’un épiphénomène) et d’entreprendre un meilleur projet, dicté par notre volonté subjective, pour obtenir un droit social spécifique à la libre circulation dans toute l’Europe (la CEE a déjà discuté de cette possibilité…).
Du côté du discours théorique, ils peuvent entreprendre une refonte des thèses classiques sur la délinquance légitimée par une marginalisation dans un cadre culturel “alternatif” en quête de tolérance, au profit de nouvelles thèses sur la légitimité politique de la délinquance sociale en tant que phénomène de masse diffus dont le développement est entravé par la dimension “délinquante” que leur chaste éducation leur interdit d’assumer.
Du côté des militants “autonomistes”, ils pourraient tenter la recomposition du jeune prolétariat français (juste un peu raciste) avec cette figure sociale qui porte, spontanément, incontrôlablement et quotidiennement, une pratique théorisée qui n’est pas toujours pleinement vécue, et donc souvent déformée.
De notre côté, celui des jeunes prolétaires immigrés, nous entreprenons la coordination d’activités dans des complexes de logements distincts et des enquêtes ouvrières sur la restructuration, la modulation de l’appareil productif avec l’auto-valorisation des jeunes travailleurs, avec la culture métropolitaine, etc.
Voilà donc quelques-unes de nos médiations avec les intellectuels, avec les autonomistes et avec nous-mêmes.