Solidarité avec la lutte du peuple Kanak — Lutter! (1985)

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15 min readJan 5, 2024

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Lutter! fut d’abord le journal de l’Organisation Combat Anarchiste (OCA), puis de l’Union des Travailleurs Communistes Libertaires (UTCL) de 1980 à 1991 après leur fusion en 1979. Issue d’une exclusion de L’ORA en 76, l’UTCL fusionnera dans la nouvelle Alternative Libertaire en 1991. De tendance ouvriériste, elle s’engage aussi dans la lutte antiraciste et anti-colonialiste.

Proche du FLNKS, de Jean-Marie Tjibaou et de USTKE, l’UTCL consacre son numéro de Lutter! de février 1985, pendant les “Événements”, à la cause Kanak. Sont reproduit ici l’ensemble des textes sur la situation en Kanaky de ce numéro. Lutter! publiera régulierement à propros de la lutte anti-colonial Kanak jusqu’en 88, lors des Accords de Matignon, accords dont l’organisation se fera critique et signera leur éloignement progressif de la lutte Kanak désormais institutionalisé. Le journal affirmait en novembre 88:

Il ne nous appartient pas de juger à la place du peuple kanak de la meilleur tactique à adopter face au colonialisme français. Il n’en reste pas moins qu’en France, nous devons réaffirmer que ce référendum, proposant un texte néo-colonial, ne réglera rien en Nouvelle-Calédonie. Un «accord d’armistice» ne peut durer si on ne supprime pas les causes du conflit. Et jamais le problème kanak ne pourra être résolu dans le cadre des structures coloniales, fondées sur et entretenant les injustices, le mépris, la marginalisation de la majorité des kanaks au profit des intérêts coloniaux.

La collection complète des parutions de Lutter! de l’OCA et de l’UTCL sont sur Archives Autonomie.

Présentation du dossier

Notre camarade Daniel Guerrier, en lien depuis de nombreuses années avec le mouvement indépendantiste kanak, a lancé début janvier un appel aux libertaires et anti-autoritaires pour le soutien au FLNKS. Espérons qu’il sera entendu. Pour notre part, ce soutien est acquis.

Faute de place, nous ne publions ici que des extraits (les plus significatifs) de cet appel.

Appel

La solidarité de tous les révolutionnaires y compris de tous les libertaires et anti-autoritaires ne doit pas manquer au peuple kanak et à son organisation de lutte, le F.L.N.K.S. Je voudrais rappeler que lors de la grande insurrection de 1878, la quasi-totalité des déportés communards a réclamé, par européo-centrisme, des armes à leurs gardiens pour mater la rébellion de ceux qui n’étaient considérés que comme des sauvages anthropophages et que seul un petit groupe de communards autour de la militante anarchiste Louise Michel et de Rochefort a pris résolument parti pour les Kanaks et l’insurrection.

Ensuite, Louise Michel a mené tout un travail d’alphabétisation dans les tribus. Et à son départ de Nouvelle-Calédonie 20 000 Kanaks l’ont salué sur le quai de Nouméa. Encore aujourd’hui, Louise Michel est une héroïne de l’histoire kanake et de la lutte de nos amis kanaks qui ont d’ailleurs participé à la création du musée Louise-Michel à Nouméa.

Espérons que les libertaires d’aujourd’hui sauront montrer la même clairvoyance politique que notre glorieuse camarade du passé et ses amis.

( … ) C’est pourquoi je lance ici un appel à tous les camarades libertaires et anti-autoritaires à soutenir la lutte du peuple kanak par tous les moyens en leur possession et plus particulièrement en participant au travail de l’Association Information et Soutien aux droits du peuple kanak ici en France.

Daniel Guerrier

Association Information et Soutien aux droits du peuple kanak:
24, rue de Fontenay
92140 CLAMART
(L’adhésion annuelle coûte 100 F.)

Une société sans classe

La société kanake est à l’origine une société sans classes, les rapports de production et ceux entre les hommes sont liés à une philosophie qui exclue toute forme de domination et d’oppression.

(...) Si des aspects semi-féodaux existent effectivement aujourd’hui, ils ont été introduits par le colonialisme, l’économie marchande et les missionnaires. (...)

Si nos amis kanaks se disent socialistes, ce n’est pas par socialisme d’importation, ni par social-démocratisme. La société kanake traditionnelle contient en elle-même les valeurs du socialisme et, j’ose ajouter, du socialisme libertaire, en ce qui concerne la démocratie directe, les idées autogestionnaires, la propriété communautaire de la terre, le mode de répartition des richesses selon les besoins (…)

« La société kanake est sans classe et profondément démocratique et elle saura riposter efficacement à toute tentation bureaucratique, néo-coloniale ou féodale. Car pour un peuple qui a vécu 4 000 ans sans État, n'est-ce pas un signe de santé ? Nous le croyons, même si nous sommes tenus de passer par un État puisque telle est la volonté de la communauté internationale aujourd’hui. Mais ce faisant, nous avons conscience des dangers que comporte l’engrenage de l’État.
En effet, à l’Est comme à l’Ouest, aucun État 11 a pu dépérir, malgré la prophétie de Lénine. Au contraire, les États dits « socialistes » se sont considérablement renforcés écartant ainsi et pour longtemps toute velléité de changement démocratique. L’Etat qui sortira de l’indépendance devra mettre un terme à la semi-féodalisation introduite dans notre société par le colonialisme et retrouver cet esprit communautaire qui a prévalu durant 4 000 ans et qui doit servir de base à l’organisation sociale, au règlement de la question foncière et à la définition de l’ensemble des orientations politiques, économiques, sociales et culturelles pour un avenir meilleur ! » (Jimmy Ounei, in Bulletin no 1 de l’Association information et Soutien au droit du peuple kanak)

Une situation coloniale

Depuis 131 ans, les Kanaks, sédentaires et agriculteurs, sont dépossédés de leurs terres, relégués dans des réserves situées dans les parties les moins fertiles de la Grande Terre ou dans les Iles de la Loyauté; celles-ci représentent 20% de la surface totale du territoire alors que la même surface en terres fertiles est occupée par 2 300 familles non kanakes.

Les Kanaks ont toujours été soumis à des tentatives ouvertes d’extermination, dès la prise de possession et plus encore lors des grandes insurrections kanakes:

  • 1878, avec l’unification des tribus par le grand chef Atai (dont la tête coupée par les colonisateurs dans leur grande mission civilisatrice a longtemps été exposée au Musée d’Outre-Mer !)
  • 1917, sous la direction du Chef Noel.

Puis une ségrégation inouïe, digne de l’apartheid, s’est mise en place et perdure, « grâce » en partie à tous les anciens d’Indochine et d’Algérie qui sont venus se « réfugier » sur le « caillou » pour continuer à vivre un colonialisme archaïque, suranné, du type « Autant en emporte le vent » (ou les Kanaks ont été régis par un code de l’indigénat jusqu’en 1946, et n’ont été reconnus citoyens qu’en 1952).

Une politique de peuplement

Au 1ᵉʳ janvier 1983, le recensement aboutissait aux résultats suivants : 145 000 habitants composés de 60 000 Kanaks (42,6%), 54 000 Européens (37%, Caldoches et Métropolitains), 12 200 Wallisiens, 5 600 Tahitiens et 11 900 autres (dont Indonésiens, Vietnamiens, etc.). (…) Pour expliquer cette situation, il convient de rappeler que dans les années 60–70, à l’époque du grand boom sur le nickel (dont la Nouvelle-Calédonie est le deuxième producteur mondial) et où donc les gouvernements s’aperçurent de l’intérêt économique du « caillou », une politique systématique d’importation de blancs — qui pouvaient d’ailleurs être des Antillais !- a été mise en place. (...)

Le gouverneur affirmait : « Il faut faire du blanc ! » Pierre Mesmer, ministre des D.O.M.-T.O.M. en 1971, déclarait dans une circulaire officielle : « A long terme, la revendication nationaliste autochtone ne sera évitée que si les communautés non originaires du Pacifique représentent une masse démographique majoritaire… (…) Établir un régime d’apartheid, tel était l’objectif !

La légitimité du peuple kanak

Dans ce contexte colonial, où seul le peuple kanak est le peuple colonisé en Nouvelle-Calédonie (auquel s’ajoutent les travailleurs exploités de Wallis, de Polynésie, etc.), qui peut prétendre à la décolonisation ? Que signifierait la décolonisation de la communauté caldoche (habitants européens de longue date, descendants des déportés, des bagnards et des cadres administratifs) ? C’est pourquoi les camarades kanaks revendiquent au seul peuple kanak la légitimité de se prononcer sur l’indépendance, la revendication de toute la terre de Nouvelle-Calédonie, quitte ensuite, une fois cette légitimité reconnue, à faire jouer leur droit d’accueil, lié à leur valeur ancestrale d’hospitalité et à proposer aux autres communautés les modalités de leur vie en Nouvelle-Calédonie, sans demander à quiconque de se renier et au contraire en proposant d’être les garants de la sécurité future de tous les habitants reconnaissant la République kanake et socialiste. Personne n’a jamais évoqué l’expulsion massive de certaines communautés. (…)

Effectivement, aujourd’hui, la population kanake est minoritaire en nombre (mais elle sera majoritaire en l’an 2000); c’est justement le résultat des politiques d’importation des populations des Mesmer et consorts, alors dans ces conditions que voudrait dire le vote « démocratique »: « Un homme, une voix » en Nouvelle-Calédonie, si ce n’est l’aboutissement du piège tendu il y a vingt ans ? Etre « démocrate » aujourd’hui, c’est considérer le peuple kanak comme seul peuple pouvant se prononcer sur son avenir, auquel les indépendantistes, tout à fait conscients du problème de la communauté caldoche, véritable « victime de l’histoire », comme les désignent le F.L.N.K.S., proposent d’associer le vote de ceux qui ont un parent né sur le territoire.

Cette revendication de légitimité n’est pas raciste, il convient de le rappeler. La communauté caldoche est reconnue par le F.L.N.K.S. et les autres communautés pourront bénéficier de statuts leur permettant de rester en toute sécurité.

La lutte pour l’indépendance nationale

Le mouvement indépendantiste est et a toujours été multiracial dans sa composition. Une des principales formations, l’Union syndicale des travailleurs kanaks et exploités (véritable syndicat de classe) compte 5 membres non kanaks sur JO à son comité directeur. Pierre Declercq, métropolitain, assassiné en septembre 1981, était le secrétaire général de l’Union calédonienne, mouvement fondé à l’origine par des blancs progressistes.

(…) Aujourd’hui, la quasi totalité du mouvement indépendantiste est rassemblée dans le F.L.N.K.S. — le L.K.S. en est à l’extérieur suite à une erreur de tactique récente concernant le boycott — , et toutes les composantes s’y expriment sans dictature d’une quelconque tendance hégémonique. Des camarades libertaires luttent là-bas au côté des Kanaks depuis des années et y sont partie prenante. C’est pourquoi nous devons respecter et soutenir la forme organisationnelle que se sont donnée les Kanaks en lutte pour leur émancipation, forme organisationnelle qui doit tout autant aux formes de luttes « modernes » qu’à l’organisation traditionnelle et coutumière de la société kanake.

Daniel GUERRIER.

Photo d’Eloi Machoro, ministre du gouvernement provisoire de Kanaky, tué par le GIGN pendant les “Événements”. (Image dans Lutter!, Février 1985)

Kanaki Solidarité

Les gendarmes du président ont assassiné Éloi MACHORO et Marcel NONARO. Deux exécutions capitales, ignobles, sans procès, perpétrées sur une terre kanake.

La politique du gouvernement socialiste en Nouvelle-Calédonie était floue : le point est mis. Edgar Pisani prétendait maintenir égale la balance entre les communautés du pays. Ce sont ses paroles. Ses actes le contredisent. Depuis des semaines les forces de l’Ordre locales et métropolitaines font deux poids deux mesures. Elles tolèrent la violence lorsqu’elle vient de l’extrême-droite. Elles frappent les indépendantistes, jusqu’à tirer et tuer non par hasard, mais avec la couverture d’un délégué du gouvernement français, qui appelle à négocier mais à ses conditions, et qui préfère risquer la vie de ses interlocuteurs plutôt que de négocier aux conditions du peuple kanak.

Le gouvernement socialiste est en train de prendre le risque d’une nouvelle guerre coloniale.

Naguère le ministre de l’Intérieur François Mitterrand avait cru mettre un terme à la révolte algérienne par la répression. Il avait mis le feu à la guerre d’Algérie. Le président de la République François Mitterrand s’imagine-t-il en 1985 stopper la révolte kanake par l’exécution de leaders estimés par tout un peuple ? Il y a encore pire. Des milliers de soldats, de parachutistes, de CRS, de gendarmes,quadrillent la Nouvelle-Calédonie. Chaque jour des centaines d’hommes nouveaux viennent renforcer le dispositif. Les instances dirigeantes du Parti Socialiste sont en train de jauger cyniquement les risques et les atouts d’un écrasement militaire des indépendantistes.

Le peuple kanak est en danger.

MAIS QUE CHERCHE DONC LE GOUVERNEMENT SOCIALISTE ?

Le Plan Pisani, qu ‘il échoue ou qu’il aboutisse sous sa forme présente, montre clairement la voie choisie : celle de la fausse indépendance, du
néo-colonialisme.

La métropole veut imposer au peuple qu’elle prétend libérer la politique à suivre après « l’indépendance-association ». La nouvelle Nouvelle-Calédonie d’Edgar Pisani conserverait intacte les structures sociales actuelles. Les Kanaks « souverains sur leurs terres » resteraient dominés économiquement et politiquement par les détenteurs caldoches des moyens de production, de communication, de commerce, avec l’appui d’une police et d’une armée toujours françaises. Forces armées dont on sait clairement qui elles défendront. Les fonctions essentielles de l’État, le véritable pouvoir, resteraient aux mains de la métropole et au profit des colons. Mitterrand l’a dit clairement : « il n’y aura pas indépendance mais association ». Seule une minorité de Kanaks pourrait être aspirée par les nouvelles institutions, corrompue par le pouvoir, détachée de son peuple. Il nous faut désigner clairement le piège. Il appartiendra au peuple kanak et aux indépendantistes de déterminer leur attitude.

L’INFECTE VACARME DES DROITES COLONIALES

Si la gauche au pouvoir a les mains sales, la droite et l’extrême-droite françaises exhibent leurs visages de policicards médiocres et réactionnaires.

Le Front National dépêche en Nouvelle-Calédonie des dizaines de mercenaires « aguerris » pour casser du kanak, attiser l’affrontement des communautés, inspirer les actes de violence.

La vieille droite, oubliant les décenies de décolonisations opérées sous son règne, exploite la Nouvelle-Calédonie pour le compte des affrontements métropolitains. On assiste à un véritable colonialisme politique : la droite importe de Nouméa la matière première de la polémique, et renvoie vers la Nouvelle-Calédonie les « solutions » usinées à Paris par les États-majors politiciens.

Les médias contrôlées par la droite ne présentent en somme que le contraire de la réalité. Les indépendantistes y sont montrés comme des boutefeux barbares, inspirés par une violence aveugle, prenant en otage leur peuple et agressant de pacifiques Caldoches. De pacifisme, c’est pourtant bien le peuple kanak et les indépendantistes qui en font preuve jusqu’à présent, admirablement, étonnamment, quand on considère la spoliation et l’humiliation, les violences et la haine dont ils sont les victimes, et quand on se souvient des génocides qui les ont frappés par le passé.

OUI, NOUS SOMMES POUR L’INDÉPENDANCE !

Les Communistes Libertaires affirment leur solidarité avec la lutte du peuple kanak et du FNLKS pour l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie.

Cette position sans réserve n’est ni étrangère ni nouvelle pour les courants libertaires ouvriers.

LOUISE MICHEL, déportée en Nouvelle-Calédonie après la Commune, s’était engagée au côté du peuple kanak. Les balles des Versaillais, après avoir massacré les ouvriers révolutionnaires de Paris, ont écrasé la révolte des Kanaks dans un ignoble bain de sang. LOUISE MICHEL a choisi ici comme là-bas le camp des opprimés, contre celui des oppresseurs.

Plus près de nous la Fédération Communiste Libertaire a pris immédiatement fait et cause pour le peuple algérien, dès les premiers soulèvements, sans hésitation, tandis que les grandes formations de gauche, le PS, et pendant de longs mois le PC, prenaient, elles, le parti de l’ordre colonial. Les ministres de l’Intérieur l’ont fait payer cher à nos camarades.

Oui, nous sommes pour l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie. Et nous pensons que c’est aux Kanaks d’en décider, dans une consultation où ils seront souverains et où ne pourrait être associés que les Caldoches ayant une véritable racine dans le pays. Nous réfutons le pseudo-démocratisme de la droite (« une voix-un vote ») ainsi que les propositions chèvres-choux du Plan Pisani (le seuil d’installation de trois ans dans le pays). Parce que dans les conditions précises, historiques, de la Nouvelle-Calédonie, les dés sont pipés par les génocides successifs, et par une politique d’occupation à outrance par les Européens inspirée par la droite, afin, selon le mot de Messmer, « de noyer les Kanaks ». Le colonialisme ne s’est pas imposé pacifiquement, même si les indépendantistes sont les premiers — et c’est tout à leur honneur — à considérer une partie des Caldoches comme les « victimes de l ‘histoire ».

Mais, nous dira-t-on, cette indépendance ne va-t-elle pas déboucher sur un régime où le peuple kanak subira une nouvelle oppression, comme dans la plupart des pays décolonisés ?

ÊTRE LUCIDES SUR LES DIFFICULTÉS DE L’AVENIR

Nous n’avons pas à marchander notre soutien et notre lutte contre le colonialisme français. Nous sommes en métropole. Et le peuple opprimé doit être libre et autonome dans ses choix. Pourtant la question est bien légitime.

Bien que ce ne soit pas la volonté des indépendantistes, le danger d’une étatisation et d’une bureaucratisation après l’indépendance existe évidemment. Il serait aussi hypocrite de le cacher que faux de le présenter comme une fatalité de l’histoire.

Il y a là un écueil formidable à éviter pour que les indépendantistes réussissent leur mission.

Or, trois problèmes essentiels au moins, incontournables, leur sont posés:

  1. Plus de la moitié de la population n’est pas kanake;
  2. Les moyens de production et de vie à se réapproprier correspondent en grande partie à la civilisation capitaliste et non à la civilisation traditionnelle et rurale des Kanaks;
  3. L’Océanie est l’objet de convoitises mondiales, militaires et économiques.

Il faut regarder la situation lucidement — et cette lucidité ne manque justement pas aux militants kanaks.

Il est légitime que le peuple kanak réclame la souveraineté dans la décision de l’indépendance. Mais après ? La Nouvelle-Calédonie est un pays profondément multiethnique, multi-culturel. Une dictature permanente du peuple kanak sur les autres communautés, c’est-à-dire sur la moitié et plus de la population, est-elle une solution viable? Cette dictature entraînerait une guerre des communautés désastreuse pour l’avenir du pays. Elle appelerait la constitution d’un État fort, policier, militaire, étranger à la culture du peuple kanak, qui échapperait à son contrôle et générerait une nouvelle bureaucratie.

De même, que faire des moyens aujourd’hui aux mains de la bourgeoisie caldoche ? Les étatiser selon le modèle classique serait en fait les livrer à terme aux mains d’une bureaucratie d’origine kanake sans doute, mais qui exploiterait les travailleurs de toutes communautés et dominerait le pays.

Les pressions extérieures enfin, celles de la France, de l’Australie, et de toutes les grandes puissances mondiales, s’exerceraient sur une Nouvelle -Calédonie indépendante. Avec les chantages et les marchandages propres à la logique des blocs. Or, la Nouvelle-Calédonie ne pourra revenir à une totale autarcie.

Le peuple kanak en arrachant son indépendance aura donc bien des embûches à éviter.

Mais il a en main un atout spécifique: la persistance d’une civilisation propre, forte, communautaire, que le colonialisme n’a pas su détruire.

UN SOCIALISME NOUVEAU EST POSSIBLE, DANS UNE KANAKIE LIBERÉE

La spécificité du combat ces indépendantistes est de s’appuyer sur une civilisation authentiquement communautaire et sur une CONTRE-SOCIÉTÉ KANAKE existante fondée sur la collectivité des terres.

Cette racine VIVANTE pourrait inspirer la constitution d’un socialisme d’un type spécifique, radicalement différent des déviances étatistes et centralisatrices qui ont entaché dramatiquement la plupart des mouvements de décolonisation.

Voulons-nous dire qu’il serait souhaitable que le droit coutumier, les structures et les modes de vie traditionnels deviennent, tels quels, ceux de toute la Nouvelle-Calédonie indépendante ? Cela n’est ni possible, ni souhaitable. Nous pensons plu tôt qu’un véritable CHOC peut se produire entre les valeurs kanakes, assises sur un mode de production rural, et les technologies et modes de vie actuels. Ce choc peut être fatal à la civilisation traditionnelle. Mais il peut aussi féconder une société socialiste nouvelle, « autogestionnaire », voire « libertaire », pour reprendre une phraséologie connue, mais qui en fait échapperait peut-être à toutes les catégories en usage.

La vraie chance pour le peuple kanak résiderait peut-être là : maintenir et faire progresser une société rurale collective; et s’inspirer de ce modèle communautaire, égalitaire, décentralisé, pour créer de NOUVELLES formes sociales et autogérer l’exploitation des mines, les usines, les services, les cités, et finalement toute la société.

Alors, une Nouvelle-Calédonie indépendante pourrait déjouer le risque d’une bureaucratisation et d’une étatisation, en permettant à un peuple qui maitrise aujourd’hui les moyens de production traditionnels, de maîtriser demain les moyens de production modernes, directement, démocratiquement, et avec les travailleurs des autres communautés.

Alors pourrait se constituer, au-delà des conflits qui opposent aujourd’hui les communautés, un front social et non plus ethnique qui unirait les Kanaks aux peuples travailleurs des autres communautés. Avec la constitution d’un syndicat actif regroupant indifféremment tous les travailleurs, y compris caldoches, les indépendantistes vont déjà dans ce sens. Tous les Caldoches ne sont pas richissimes et pourraient vivre et travailler dans une société autogestionnaire qui leur offrirait à égalité un statut de citoyen libre et responsable.

Alors la Kanakie authentiquement socialiste, avec une civilisation moderne mais forte de racines vieilles de plus de 4000 ans, pourrait imposer autant que faire se peut son INDÉPENDANCE à la face du monde.

LUTTER!
17 janvier 1985.

Déclaration de Daniel Guérin

à l’occasion des manifestations de solidarité au peuple kanak. Janvier 85.

Devenu octogénaire, incapable de me déplacer, mais vieil anti-colonialiste, je tiens, en ce jour, à exprimer à nouveau mon entière solidarité au peuple kanak en lutte pour son indépendance. Un peuple que j’ai appris jadis à connaitre à Paris et à Nouméa.

Je dénonce l’évidente collusion entre l’extrême-droite métropolitaine et les plus enragés des Caldoches.

Je fais toute réserve sur un plan néo-colonialiste qui prétendrait maintenir l’armée française sur un territoire pourtant promis à l’indépendance.

Enfin, je souligne la récente ambiguïté ou duplicité du pouvoir parisien et de son délégué sur place, qui, sous couleur de rétablissement de l’ordre, laissent, à la manière bolivienne, cerner et froidement abattre l’un des ministres les plus populaires du FLNKS, pour ensuite tolérer que fraternisent les émeutiers de Nouméa avec les sbires complies du crime, — demain renforcés par des parachutistes.

Daniel GUÉRIN.

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Anti-authoritarian thoughts and post-identity politics. Original texts, translations and archives in French, English and Spanish. @riots_blog

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