Quelques remarques… Sur les kibboutzim — Noir et Rouge N23 (février 1963)

riot
28 min readMar 26, 2024

--

Members of Kibbutz HaMa’apil loaded dressed stones from the nearby village of Qaqun onto a wagon attached to their tractor and took them to the kibbutz for reuse in construction. Other than the village school that remained intact, and which today serves Israeli children, most of the village buildings were demolished and its residents expelled. Dressed stones in good condition that had been removed from the destroyed Arab villages provided high quality building material to the nearby kibbutzim.
Photographer not identified. Courtesy of Bitmunah Lab, 1948. (p. 188)

L’EXPÉRIENCE DES SOCIÉTÉS COMMUNAUTAIRES PRÉSENTE POUR NOUS — COMMUNISTES LIBERTAIRES ET COLLECTIVISTES — UN GRAND INTÉRÊT. L’EXPÉRIENCE COMMUNAUTAIRE DES KIBBOUTZIM PRÉSENTE UN INTÉRÊT ENCORE PLUS CONSIDÉRABLE : PRIMO, PARCE QUE LEUR EXISTENCE REMONTE À AVANT LA CRÉATION DE L’ÉTAT D’ISRAËL, SECUNDO, PARCE QUE CETTE EXPÉRIENCE SE DÉROULE EN MÊME TEMPS QUE D’AUTRES EXPÉRIENCES SOCIALES ET ÉCONOMIQUES DANS LE MÊME PAYS.

Actuellement, quand des peuples sortis de l’époque colonialiste et féodale cherchent leur voie, surtout en ce qui concerne l’agriculture, la vie rurale, l’économie, il est important que les exemples communautaires et coopératifs soient connus, les kibboutzim entre autres, au même titre que les réalisations communautaires faites pendant la guerre d’Espagne, et les quelques essais isolés, dispersés dans le monde, de communes libres et productrices.

C’est pourquoi nous avons demandé au camarade Z. de nous transmettre son expérience personnelle des kibboutzim, à laquelle il a participé pendant une période assez longue, et encore actuellement. Nous avons publié son témoignage très intéressant et très riche, tel que nous l’avons reçu.

Nous voulons encore y ajouter quelques pages pour situer les kibboutzim dans la réalité économique globale d’Israël et essayer d’en donner une vue plus complète, et apporter si possible quelques conclusions à cette expérience qui remonte déjà à plus de 50 années, avec ses difficultés et ses perspectives.

Nous essaierons donc de répondre à 2 questions qui nous semblent essentielles et qui se posent inévitablement dans une discussion sur les kibboutzim :

  1. Le kibboutz a-t-il prouvé son efficience économique, c’est-à-dire, s’est-il avéré capable de déployer une activité économique réussie et de la faire progresser ? Nous mettons dans cette question, un peu artificiellement tout ce qui touche les opérations techniques, la production, la formation, etc. sans nous occuper de considérations idéologiques. C’est « l’aspect technique » le plus facilement transportable ailleurs.
  2. L’expérience des kibboutzim est-elle positive dans le sens sociologique et idéologique, c’est-à-dire y trouve-t-on la confirmation, la démonstration des idées sociales qui ont été à l’origine de sa création ; ce sont les choix, les principes, les priorités, etc. qui forment le cadre et donnent le sens de l’expérience productrice et technique à proprement parler. Nous ne pouvons ni ne voulons faire ici un exposé complet de toute la réalité d’Israël, politique, nationale, religieuse, etc. nous choisissons un cadre limité : les réalisations économiques et surtout celles des kibboutzim ; et les points de vue généraux, les rappels historiques ou les statistiques que nous serons obligés de donner, ne seront faits que pour mieux éclairer la question qui nous préoccupe.

Différents types d’exploitations agricoles en Israël

Il faut dire d’abord que la situation rurale en Israël (il s’agit de communautés avant tout agricoles) est caractérisée par l’existence de plusieurs formes d’exploitation agricole (il ne s’agit pas de propriété, car 90,5 % de la terre en Israël appartient au Fonds Juif, qui la loue ensuite, dans certaines conditions). Il en existe 4 types principaux :

  1. Moshava (plur. Moshavot), village ordinaire, secteur privé.
  2. Kibboutz (plur. Kibboutzim), communauté au sens intégral dans la production et dans la consommation.
  3. Moschav ovdim (plur. Moshve ovdim) et Moshov olim (plus récent) village collectiviste avec petite exploitation individuelle, sans main-d’œuvre salariée, complété par des achats et des ventes en commun, et par une assistance mutuelle et une planification centralisée.
  4. Moshav shitufi (plur. Moshavim shitufim) qui reprend au kibboutz la production collective et au moshav ovdim la consommation privée,
  5. Il existe d’autres types de colonies : villages de travail, école, ferme-école, etc. mais dans lesquels la production à proprement parler est au second plan. Pour fixer les idées, voici les répartitions, fin 1957 :

Il faut ajouter : Total de la population urbaine :

  • 53 agglomérations : 1 362 542
  • 3 camps de réception des immigrants : 3 400

Total de la population juive : 1 762 741

Israël est donc un pays à prédominance urbaine et non agricole (la population agricole n’atteint pas le quart de la population totale).

Sans entrer dans les détails, on peut situer en 1878, le premier village agricole juif, à Petah Tikva, de style moshava : c’est la période dite de « colonisation philanthropique et paternaliste » subventionnée par l’Association pour la colonisation juive de la Palestine (en 1900 il y avait 22 villages, aujourd’hui 28). Pour nous, ce type n’a aucun intérêt, nous le connaissons trop bien chez nous. Comme dans toutes les entreprises de style capitaliste pur, il est basé sur le profit rapide, sur la monoculture (90 % du raisin, 71 % des agrumes de la production globale d’Israël).

La 2e expérience, réalisée par la 2e vague d’immigrants, influencée par la pensée socialiste, a réalisé vers 1908–10, le type kibboutz. À partir de 1921, par l’émigration venant surtout d’Europe Centrale marquée par les idées de Proudhon et de Marx, démarrent les essais du 3e type des villages collectivistes : moshve ovdim, moshve olim. Leur essor actuellement est le plus considérable. Le 4e type date de 1936.

Moshav Nahalal, colonie de coopération agricole née du kibbutz Degania en 1946. La photo illustre une relation coloniale à la terre, à l’architecture. Zoltan Kluger, Fond National Juif.

1ere partie : résultats économiques des kibboutzim

La place des kibboutzim dans l’agriculture juive se situe ainsi :

228 (en 1960) sur 750 (30 % des colonies)

90 000 (en 1960) sur 1 800 000 donc 5 % de la population totale.

1/3 de la population de toutes les colonies agricoles.

40 % de toute la terre arabe dont dispose la population juive.

Leur histoire :

En octobre 1909, des colons se mettent en grève dans la colonie de Kinereth, près du lac de Tibériade, parce que traités en simples salariés par l’agronome planificateur ; c’est ainsi qu’en décembre 1909 fut fondé de l’autre côté du Jourdain, Deganin, première colonie communautaire. Non sans difficulté : manque d’expérience, conditions géo-climatiques, une certaine instabilité sociale ; la production ne dépasse pas celle des fellahs avec des frais de production et d’investissement beaucoup plus élevés. Progressivement, après des tâtonnements, la production augmente, la modernisation se réalise. Vers 1920–30, c’est la « première révolution technique » (entrée des tracteurs dans l’agriculture) liée à l’accroissement du peuple juif (148 000 en 1927, 404 000 en 1936). Le nombre de colons augmente aussi (40 en 1935 ; 115 en 1947). Vers 1947 a lieu la 2e révolution technique (augmentation des machines agricoles, irrigation).

Vers cette époque a lieu aussi la proclamation de l’État d’Israël. Nous reviendrons sur les conséquences de ce fait, mais signalons tout de suite que « les années qui suivent l’indépendance voient surtout le développement des colonies coopératives au détriment des kibboutzim » (A. Meister, Archives Internationales de Sociologie de la Coopération, n° 10, 1961).

« Jusqu’en 1948–50, la grande majorité des colons israéliens allaient au kibboutz. Les nouveaux arrivants dans l’État juif s’orientent-ils spontanément vers le mochav chitoufi ? » (R. Dumont, « Terres Vivantes », page 34).

Voici encore une statistique comparative :

Pour juger du succès ou de l’échec dans les kibboutzim, dans le domaine économique, nous devons citer ces statistiques (« Union de contrôle dans la coopérative agricole », « Annuaire statistique de l’Union d’Inspection dans la coopérative agricole », etc.). Nous les prenons directement au travail de H. Darin-Drabkin du Ministère du Travail à Tel Aviv publié dans les « Archives Internationales de Sociologie de la Coopération », n° 10, décembre 1961.

Ce qui est encore plus frappant si l’on compare avec l’équipement mécanique total du pays : 41 à 64 % de tout l’équipement global (pour 20 % de la population agricole).

Nombre de journées de travail (la comptabilité des kibboutzim a, comme critère fondamental, la rentabilité du travail, le nombre de journées de travail pour une production donnée, la quantité d’effort pour une quantité de produits) :

  • Rendement doublé pour les céréales :
  • 50 % dans la culture maraîchère,
  • 105 % dans la production laitière.
  • Comparaison en revenu :
  • 2 756 livres d’Israël par travailleur des kibboutzim.
  • 2 153 livres d’Israël par travailleur en dehors des kibboutzim.
  • 2 320 pour la population juive.
  • 1 910 pour l’agriculture d’Israël (avec les Arabes).

donc 25 % de plus que les Juifs hors des kibboutzim et 40 % de plus que l’agriculture globale d’Israël.

Rendement comparé avec les autres pays : Niveau de la mécanique : 2 171 tracteurs (1955) pour 1 353 000 dounams (1/10 d’ha), donc 16,3 pour 1 000 ha. Tandis qu’en France : 9 ; en Finlande : 13 ; en Hollande-Danemark : 18 ; en Grèce : 0,9 ; en Turquie : 0,6.

Le rendement (par journée de travail-tonnes produites) se rapproche de celui de l’Europe occidentale, même dans certains secteurs, de celui des USA. En résumé :

« Le kibboutz est en passe de devenir l’un des organismes à rendement agricole le plus élevé dans le monde.

Ce fait est d’autant plus remarquable qu’aux environs de 1920, le rendement agricole des kibboutzim ne différait guère de celui des pays sous-développés.

Les chiffres… prouvent le grand succès des kibboutzim dans le domaine de la rentabilité du travailleur agricole… Elle se monte à plus de 2 000 dollars par an, c’est-àdire 7 à 12 fois supérieure à celle des pays sous-développés, comme l’Inde, la Turquie, le Maroc » (D. D., décembre 1961).

Voici également la conclusion de Darin-Drabkin en ce qui concerne la comparaison entre kibboutz et moshav :

« La question est cependant très controversée en l’absence d’études comparatives rigoureuses. En fait, le kibboutz est imbattable du point de vue de la production. Mais le moshav le supplante du point de vue des quantités produites par personne occupée.

Les revenus bruts par personne sont plus élevés dans les kibboutzim que dans les moschve, bien que la durée de travail soit plus courte dans le kibboutz (9 heures) que dans le moshav (10 heures en général).

Le rendement d’une journée de travail de 8 heures est plus élevé au kibboutz qu’au moshav. Par contre le moshav obtient une plus grande production par unité de terrain (moshav : culture intensive de légumes ; kibboutz : surtout de céréales).

La force de travail nécessaire pour cultiver une unité de terrain est de 20 à 30 % plus grande au moshav qu’au kibboutz, et même, pour certaines cultures comme le maïs, de 50 à 100 %. » (Idem)

Conclusion

Les chiffres globaux n’expriment pas les difficultés ou même les déficiences locales ou régionales, passagères ou durables. Et également sur le plan économique, la différence entre kibboutz ancien ou récent montre qu’on peut encore élever la productivité, réduire le nombre de journées de travail (d’environ 41 % d’après D. D.). La plus grosse difficulté semble être le manque de main-d’œuvre. Les comparaisons sont un peu faussées, par exemple tandis que le moshav est presque entièrement agricole, le kibboutz peut avoir un certain nombre d’entreprises industrielles (conserves, etc.) et de branches non directement agricoles.

Il existe aussi d’autres facteurs : différences mêmes suivant les kibboutzim, efficacité dans l’organisation, qualification des travailleurs, répartition de la main d’œuvre, niveau de conscience de l’idéal, etc.

Il est ainsi démontré qu’il faut 8 à 10 ans pour qu’un kibboutz arrive à une stabilisation relative et que le niveau de vie puisse se comparer aux autres kibboutzim ; tandis qu’il faut 20 à 30 ans pour qu’il ait une situation financière saine.

Malgré toutes ces considérations, l’existence des kibboutzim (50 ans pour les premiers) permet de tirer des conclusions — sur un plan purement économique (comme « entreprise » seulement) :

« L’étude de la rentabilité de l’économie du kibboutz, l’examen du rendement du travail, celui du rendement des investissements et du niveau de vie prouvent qu’au cours de son existence, le kibboutz a réalisé d’importants progrès dans le domaine économique. On peut donc considérer son développement comme une réussite…

Ces progrès ne sont pas dus au hasard ; ils proviennent de la structure du kibboutz qui est une entité agricole capable, plus qu’une entreprise de moindre envergure, d’élever le niveau de la mécanisation et celui de la technique. Ils proviennent aussi des possibilités d’organisation et de l’effort concerté propres à l’économie collective, et également de l’esprit d’avant-garde et de dévouement qui inspirent les membres de colonies. En d’autres termes, c’est la structure interne du kibboutz et la forme sociale de son économie et non les facteurs circonstanciels externes qui sont à la base de son progrès et de son développement.

Il faut examiner non seulement les progrès mais aussi les nombreux obstacles qui compliquent et entravent le développement normal du kibboutz : difficultés financières, frais de production trop élevés (irrigation, etc.), dépenses municipales, celles de la défense, le manque aigu de main-d’œuvre ; complications et contradictions provenant de l’existence d’une économie collective au sein d’un milieu capitaliste. Ces obstacles affaiblissent, entre autres, la force d’attraction du kibboutz et ont une influence négative sur l’arrivée de bras supplémentaires.

Les progrès économiques réalisés par le kibboutz malgré les conditions extérieures difficiles, sont un témoignage et une preuve de la puissance des forces dynamiques inhérentes à la nature même de l’économie collective du kibboutz » (H. Darin-Drabkin, Archives Internationales de Sociologie de la Coopération, n° 10, 1961).

De femmes et enfants sont visibles au premier plan, et un certain nombre de soldats assurent le maintien de l’ordre. Les hommes sont déjà partis — ils ont été emmenés dans des camps de prisonniers, et l’essentiel des efforts est désormais consacré aux femmes, aux enfants et aux personnes âgées. Le village a été capturé les 22 et 23 mai, et la photographie aurait été prise quelques jours plus tard, après la séparation des hommes, des femmes et des enfants. On voit le début d’un voyage douloureux.
al-Tantura, alors que le village vient d’être occupé fin mai 48 donnant lieu à un massacre, ses terres seront absorbées le mois suivant par le nouveau kibbutz Nahsholim, et le moshav Dor. Photographe non identifié, archives de l’IDF et de la Défense, mai 1948.

2eme partie: le résultat social et idéologique

Il est plus difficile de porter un jugement sur ce second point — le succès ou l’échec des kibboutzim en tant qu’expérience communautaire — en dehors des résultats économiques.

Le fait social est beaucoup plus complexe et compliqué que le fait purement économique (qui n’est déjà pas si simple). Il faut commencer par l’étude des structures purement financières, administratives, gouvernementales.

A) La question financière et administrative

Il est largement souligné partout, que le « développement de la colonisation agricole n’aurait pu être possible sans l’aide technique et financière de l’Organisation sioniste Mondiale (fondée en 1897), sans le Fonds National Juif (« Keren Kayemeth Leisrail », fondé en 1901), sans le Fonds de Reconstruction (« Keren Hayessad », fondé en 1920) et enfin sans « L’Agence Juive » (fondée en 1929). Et effectivement, l’entraide, la solidarité et surtout l’aide financière de la Diaspora (les Juifs en dehors d’Israël) est en grande partie responsable de la réalisation agricole. Essayons de voir ce problème de plus près : c’est l’Organisation Sioniste Mondiale qui dirige tout, par son Congrès Sioniste (tous les 4 ans) ; elle désigne les membres du Fonds de Reconstruction, du Comité exécutif de l’Agence Juive.

Le Fonds National est le propriétaire (90,5 %) des terres du pays qu’il distribue : soit comme terre urbaine, soit comme terre non cultivable, soit comme terre pour le développement (18 % seulement de la terre en Israël). C’est le Conseil Suprême pour l’allocation des terres (auprès du Fonds National Juif) qui loue pour 49 (ou 99) ans (renouvelable) la terre sous certaines conditions : que le locataire la travaille lui-même, ne la morcelle pas, ne la sous-loue pas. Tout colon qui, pendant 5 ans, ne cultive pas sa terre, peut être expulsé.

C’est l’Agence Juive qui dirige effectivement tout le travail (« Le Fonds de Reconstruction » est responsable de la collecte à l’étranger, « United Israël Appeal »). Nous ne pouvons ici entrer dans plus de détails d’organisations et de fonctionnement. Nous dirons seulement pour fixer les idées que le budget de l’Agence Juive pour 1958–59 était de 128,7 millions de dollars, que dans la période 1948–59 le budget montait à 1 053,3 millions de dollars, que l’Agence a plus de 4 000 employés, seulement en Israël (il y a donc, en dehors des administrateurs, 3 personnes pour chaque kibboutz). Enfin, le département de la colonisation (auprès de l’Agence juive) déclare ne pas favoriser la création d’un type de colonie plutôt que d’un autre, kibboutz ou moshav.

B) Comment se réalise cette aide, pour le kibboutz, par exemple:

Le jeune kibboutz reçoit la majorité du crédit qui lui est nécessaire de l’Agence Juive ou des institutions gouvernementales. Mais au fur et à mesure de son existence, il se dégage de la tutelle des institutions de colonisation et il base la plus grande partie de ses investissements sur des emprunts commerciaux ordinaires, et sur le crédit d’institutions financières indépendantes appartenant au mouvement des kibboutzim (bien que les crédits de l’Agence Juive soient à un taux avantageux).

D’après les statistiques, 44 parmi les plus anciens kibboutzim ont attendu 30 ans d’existence pour égaliser la valeur de la production et des dettes (en 1955, 56,80 millions de livres israéliennes de production, contre 54,6 millions de livres israéliennes de dettes, tandis qu’en 1927, il y avait respectivement 0,10 million de livres israéliennes de production et 0,37 million de dettes).

D’autres statistiques montrent que, tandis que les nouveaux kibboutzim ont 50 % de dettes vis-à-vis de l’Agence (et 12 % vis-à-vis de l’État), les vieux ont seulement 23 % de dettes vis-à-vis de ces deux organismes.

En conclusion, on peut dire qu’au fur et à mesure de leur existence, les kibboutzim se consolident et atteignent graduellement le stade d’entreprises indépendantes capables de financer leur activité sans avoir recours à une assistance particulière au dehors. Toutefois, une aide financière au départ semble nécessaire.

C) Organisation propre :

Ce sont des regroupements de types professionnels, presque tous coïncident avec des différences idéologiques ou politiques. Ainsi « La Fédération des ouvriers agricoles » groupe le mouvement des moshavim, elle est affilée à l’Histadrovt, de tendance sociale-démocrate. Le Mouvement des kibboutzim groupe 3 fédérations. Dans la « Farmers’ Federation » sont les paysans du secteur privé (environ 6 500 fermiers). Dans le « Conseil des Agriculteurs », les fermiers de la classe moyenne (ceux qui viennent avec, au départ, leurs propres capitaux). Ces différentes organisations se présentent à tous les échelons où il s’agit d’une activité économique, planifiée, etc.

D) Enfin, l’État intervient lui aussi :

Il intervient sur le plan sioniste avant tout. Il y a son représentant officiel au Congrès Sioniste. Il est encore plus représenté dans tous les travaux de l’Agence Juive, du Centre Commun de Planification, etc. Enfin, par son ministère de l’Agriculture, son ministère de l’Intérieur et de la Défense, par son propre budget et sa planification, il joue un rôle important dans toute activité économique du pays.

Ainsi, son propre budget de développement agricole pour 1959–60 s’élevait à 84 millions de dollars (200 millions avec celui de l’Agence Juive). Il gère 30 écoles d’agriculture comprenant 12 000 élèves (pour la formation des colons). Il contrôle l’utilisation de l’eau (de 1948–49 à 1957–58, les terres irriguées sont passées de 3 000 à 120 000 hectares, et la consommation d’eau de 300 à 1 200 millions de m3).

Nous ne cachons donc pas le rôle de l’État dans la réalisation économique. Et l’Agence Juive, déjà avant l’Indépendance, se nommait « État en marche ». Nous avons aussi signalé que la mécanisation dans les kibboutzim a augmenté depuis la création de l’État, d’où, aussi, augmentation de la production. Mais la question qui se pose pour nous est de savoir si les bénéfices économiques ne pourraient pas être réalisés d’une manière sensiblement analogue si, au lieu d’État, le regroupement se réalisait aussi dans des dimensions plus larges, mais seulement sur des bases purement économiques, communautaires productrices. L’État a apporté le surplus d’administration, de contrôles, etc. qui était déjà assez compliqué même avant lui. Et l’État, avec ses nouvelles charges, ses exigences militaires (en tant qu’armée passive et en tant qu’armée active — voir l’expédition du Sinaï) pèse lourdement sur le présent et aussi pour l’avenir ; l’amitié effective judéo-arabe, le refus des kibboutzim de s’attacher au camp occidental, présentait peut-être plus de réalisme et plus d’avantages que la politique actuelle de l’État d’Israël.

Enfin, la politique agricole propre de Tel Aviv ne cache pas sa préférence (les différents organismes sionistes étaient plus discrets) vis-à-vis des différentes formes communautaires (nous avons cité la statistique comparant kibboutz et moshav depuis 1947) ; l’État d’Israël ne cache pas non plus son ambition d’avoir une planification « plus rigoureuse et plus centraliste », d’où un conflit plus ou moins ouvert ou obscur entre l’État et les kibboutzim. L’existence de l’État d’Israël pose un autre problème pour les kibboutzim.

Nous avons indiqué (avec leur budget même) la participation de la Diaspora dans les investissements financiers (les prêts à long terme et à taux avantageux sont bien sûr remboursés, mais ils sont quand même très importants pour le départ). Il faut dire aussi que, même avant l’existence de l’Agence Juive, les premières aides financières venaient de philanthropes juifs (et gros capitalistes, bien entendu), comme Rothschild, Sir Moses Montefiore, etc. Il existait donc dès le départ certaines pressions, des conditions sous-entendues, certaines limites à la liberté d’action des communautés juives, bien qu’officiellement on parle d’impartialité.

L’esprit étatique des dirigeants d’Israël ne pouvait qu’essayer d’augmenter cette pression, non seulement sur le plan de la planification, de la préférence pour certaines formes moins communautaires, mais aussi en jouant sur les dons extérieurs.

En voici quelques exemples : dans le rapport donné en 1956 au Comité des Affaires Etrangères de la Chambre des représentants des USA, on lit :

« En dépit de l’expérience communautaire des kibboutzim, villages communautaires qui ne peuvent être rangés parmi les institutions démocratiques, toutes les preuves existent qu’Israël s’efforce d’appliquer les principes démocratiques du monde occidental » (cité par Gilles Martinet, « La lutte des classes en Israël », France-Observateur, avril 1957 — souligné par nous).

Et Gilles Martinet fait le commentaire suivant :

« Pour comprendre non seulement la politique intérieure, mais aussi la politique étrangère d’Israël, il faut savoir comment la contribution offerte par un citoyen aisé du Bronx, ferme partisan de la libre entreprise, permet de développer les collectivités agraires qui se réclament de l’idéal communiste, et aussi comment les promoteurs de ces collectivités agraires doivent à leur tour tenir compte du fait que l’argent vient tout de même du Bronx ».

Voici un extrait d’une brochure officielle juive destinée aux USA :

« Les pionniers israéliens s’étaient rebellés contre le capitalisme de type féodal, mais maintenant ils feront plus de place à ce capitalisme populaire, (people’s capitalism) de type USA » (souligné par nous).

Un autre exemple nous vient du roman récent de Léon Uris « Exodus » (Lafont, 1959), où ne se trouve pas une seule fois le mot « socialisme » ou « athéisme » à propos des kibboutzim et des groupes révolutionnaires d’avant 1948, dont l’histoire sert pourtant de toile de fond au roman.

Il existe donc une lutte (et même une lutte de classes) entre l’esprit communautaire, autonome, socialiste, et l’esprit dirigiste, centraliste, anti-socialiste. D’ailleurs, la ligne de clivage de cette lutte sur le plan général et mondial se place depuis la première guerre mondiale entre le capitalisme étatique et l’esprit égalitaire et communautaire. L’État d’Israël ne fait que confirmer cette évolution.

Membres de la brigade Yiftach du kibbutz Ein Harod (socialiste, Bataillon du Travail) lors d’une semaine d’entraînement au kibbutz HaZore’a (socialiste, Mapam), avril 1948. Archive Yiftach, 1ᵉʳ Batallion compagnie D, Volume 2 album 2/12

E) Il faut s’arrêter ici sur le contenu idéologique, le caractère social du mouvement des kibboutzim

Il faut tout de suite avouer que nous ne possédons pas les positions idéologiques des kibboutzim exposées par le Mouvement des kibboutzim lui-même. Les quelques informations que nous avons sont indirectes, venant de leurs amis, ou des critiques.

Voici une définition de leurs objectifs :

« L’objectif de ces groupes de gens était de produire leur propre nourriture et c’est pourquoi la culture des céréales et des légumes et l’entretien d’une basse-cour prirent le pas sur la viticulture et la culture des agrumes… Cet objectif central de l’intégration agricole impliquait également un changement radical de la structure du village. Si un homme possédait plus de terre qu’il ne pouvait en cultiver lui-même, il devait forcément employer une main-d’œuvre salariée et il ne remplissait plus, en définitive, les fonctions du paysan, mais bien du propriétaire terrien ou tout au moins du contremaître. C’est ainsi que prit naissance l’idée de baser la structure sociale du village sur le travail personnel et de diviser les terres de telle sorte qu’aucun homme n’ait besoin d’un aide salarié, mais qu’il soit obligé de tout faire par lui-même, avec l’aide de sa femme et de ses enfants » (Abratam Harman, « La colonisation agricole », 1958, page 40).

Voici une autre opinion sur « l’esprit des fondateurs » :

« Il eut été insensé pour les fondateurs de Degania d’établir dans l’abstrait une formule rigide suivant laquelle la communauté aurait dû être construite… L’idée d’établir à l’avance une stricte forme de structure prédéterminée… ne saurait effleurer l’esprit des fondateurs. S’ils n’avaient été que des socialistes scientifiques abstraits, ils ne seraient pas venus d’abord en Palestine, où leurs essais auraient été en opposition avec leurs théories. Ils avaient une compréhension profonde de la pensée sociale moderne, créée par les penseurs socialistes aussi bien Proudhon, Owen, et d’autres, que Marx et Engels… Mais ils devaient leurs principes directs à leur tradition, aux préceptes bibliques, à leur vision messianique. Malgré leur révolte contre la religion orthodoxe et fermée du ghetto, leur formation venait, avant tout, de cela. Construisant un kibboutz, ils entendaient que le principe de la communauté des richesses et la responsabilité commune dans les besoins de toutes sortes devraient guider les rouages de tout le mécanisme. La structure devait s’accorder aux circonstances, non se conformer à un plan rigide. De nos jours, une forme générale a été élaborée » (Murray Weingarten, journal « Communauté », janvier-février 1957).

Il nous semble que pour mieux comprendre le caractère communautaire juif, et plus précisément celui des kibboutzim, il faut chercher son origine dans deux faits, a priori opposés, l’idée nationale et l’idée socialiste. Bien que la colonisation juive en Palestine ait commencé avant la création du Mouvement Sioniste (en 1855 le premier achat de terre, en 1870 l’école agricole « Mikvet », en 1882 l’organisation « Hovêvê Sion » — « Amants de Sion » — le groupe « Bilou ») celui-ci fondé en 1897 par Théodore Herzl, a formulé et exprimé les idées d’une grande partie des Juifs. En plus, il a posé les conditions politiques de la colonisation juive en Palestine, il a imposé le principe fondamental : « les terres achetées doivent rester la propriété perpétuelle du peuple juif », donc l’interdiction de toute vente (« personne ne peut s’approprier la terre »), principe trouvé dans la Bible.

Il faut faire ici deux remarques : le réveil de l’esprit national chez les Juifs se manifeste à la fin du 19e siècle, l’époque du réveil national en Europe ; et d’après l’exemple des colonies communautaires aux USA, « le cheval de Troie » dans une colonie communautaire, c’est l’acceptation de la main d’œuvre.

Il nous semble faux de prétendre que la réalité, telle qu’elle est formulée par les textes de la Bible, et telle qu’elle se présente en Palestine, devait inévitablement, spontanément, sans aucune « idée préconçue » amener aux kibboutzim.

La première vague d’immigrants a apporté avec elle ses idées socialistes. Il faut souligner ici l’influence de Tolstoï sur la jeune « intelligentsia » juive qui venait le plus souvent de la Russie (après la Révolution de 1905 et les nouveaux pogroms tsaristes contre les Juifs). Cette influence a d’ailleurs déjà été soulignée par la revue « Esprit » (avril 1951) et reconnue aussi par les historiens juifs :

« La forte influence des écrivains sociaux russes de cette époque devait contribuer indirectement… C’était surtout l’influence de Tolstoï qui était grande. Tolstoï ce grand réformateur social poussant la négation du gouvernement et de l’État jusqu’à friser l’anarchisme, prêchait la vie simple et naturelle du moujik russe. Il considérait l’agriculture comme la vocation la plus élevée de l’homme. Son idéal économique était une société sans argent, sans armées, sans politique et sans gouvernement. Pour Tolstoï, la propriété foncière est le plus grand des crimes : “le sol ne doit appartenir à personne, comme le soleil qui nous chauffe, l’air que nous respirons”, “le vrai chrétien ne doit et ne peut posséder aucune propriété”… L’influence des idées de Tolstoï était très grande sur A. D. Gordon, qui était un des fondateurs de la première colonie communautaire Degania, et qui est considéré comme le prophète et le philosophe du Mouvement des colons communautaires en Israël » (B. Gabovitch, Archives Internationales de Sociologie de la Coopération, 1961, n° 9).

Et encore ceci :

« Il ne suffisait pas de coloniser le pays, et de s’y adonner au travail manuel pour réaliser la renaissance nationale. L’essence de la renaissance nationale étant liée à une rénovation de la vie par amélioration des relations entre les hommes, par un changement radical des conditions de travail et de la propriété privée, et par l’égalité économique et sociale. Il fallait rejeter les habitudes des générations en implantant de nouvelles coutumes, en les créant, en un mot une vie de coopération complète basée sur la liberté » (Degania, « La 1er colonie collective a 50 ans », I, Cohen, 1960).

Il existe déjà une littérature assez riche sur Aaron David Gordon (1856–1922) et ses « Œuvres complètes » ont été éditées, en hébreu seulement en 1951. À son sujet, citons :

« Il était loin des concepts du socialisme scientifique, écrivait et parlait sur la dignité de l’homme et du travail agricole plus que sur des théories économiques compliquées. Dans la manière de Thoreau, il professait le retour à la terre et le rejet de la vie des villes, facteur de dégénérescence…

Son exemple eut une immense répercussion. Cette morale socialiste qu’il professait était acceptée dans l’enthousiasme par tous les jeunes de l’Est européen, macérés jusque-là dans l’enseignement juif. Ils émergeaient à peine à la lumière et cherchaient une forme sociale autre que le marxisme.

Dans le kibboutz, le travail est autre chose qu’un simple moyen de subsister. Il présente maints aspects idéologiques. En accord avec la théorie de l’économie socialiste, la valeur est fonction du travail » (Murray Weingarten, mars 1957, déjà cité).

Moïse Hesse, socialiste juif de la moitié du 19e siècle, a donné aussi son empreinte aux idées socialistes communautaires (« Rome et Jérusalem », édité en 1860).

I. Grinbaum, Ber Borochow, Ber Berahov, Nachmou Sirkin ont également apporté quelques idées originales. Les deux derniers étaient plus marqués par les idées marxistes (« Le problème juif et l’État juif socialiste », Sirkin, 1898).

Théodor Herzl (1860–1904), bien que très éloigné du socialisme, ne pouvait imaginer l’État juif sans réformes sociales non plus. Nous voyons donc sur quelle grande mosaïque d’idées est né le mouvement communautaire dont les kibboutzim continuent d’être l’avant-garde. Dans l’état actuel de nos informations, nous ne pouvons aller plus loin dans notre connaissance du fondement idéologique des kibboutzim.

Évoquons cependant un autre exemple : l’influence marquée de Tolstoï sur les expériences collectives agricoles ne s’est pas exercée qu’en Israël ; en Bulgarie, où des liens directs avec Yasna Poliana étaient établis, dès l’époque de Tolstoï lui-même, les premières expériences coopératives et communautaires dans l’agriculture ont aussi été inspirées par les idées de Tolstoï. Sans pouvoir ici entrer dans les détails, signalons que plusieurs collectivités agricoles ont survécu jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale, jusqu’à l’étatisme forcé après la prise de pouvoir du parti communiste.

F) Structure et autorité dans les kibboutzim :

Nous avons vu (dans l’article de Z.) que la réunion hebdomadaire consultative et constructive de tous les membres d’un kibboutz représente l’autorité suprême (soit par vote majoritaire, soit par vote des 2/3). Cette manière de concevoir et de pratiquer l’autorité a été l’un des points sur lequel les critiques se sont le plus acharnées contre les kibboutzim : un système semblable ne pouvait exister que dans de petites collectivités peu développées, une véritable démocratie dépend de ses élus, il est impossible dans un kibboutz comportant plus de mille participants, d’espérer que la moyenne de ses habitants soit capable de juger les mérites ou les insuffisances d’un plan de production, cela donne des assemblées entières perdues dans de vaines discussions inutiles simplement pour convaincre quelques groupes d’individus entêtés. Toutes ces accusations se rencontrent dans les critiques adressées aux kibboutzim.

Il est sûrement exact que beaucoup de ces problèmes se posent pour eux. Par exemple, l’élection aux positions-clés, pour une période de deux ans, semble avoir donné des difficultés dans la formation, le démarrage, l’adaptation, l’acquisition des connaissances nécessaires de ces nouveaux dirigeants élus temporaires.

Mais il semble aussi que les idées premières, refus de la formation d’une caste de chefs, sens véritablement démocratique et communautaire, souci d’égalité, sont suffisamment et solidement ancrées dans la vie sociale et culturelle, ainsi que dans la conduite générale des kibboutzim. Du moins, leur existence et leur évolution jusqu’à ce jour, confirment-ils cette tendance.

G) « Travail mercenaire » :

Ce terme désigne dans les kibboutzim le travail salarié. C’est le problème le plus discuté, le plus critiqué et le plus compliqué. Il est intéressant de donner ici le témoignage de Murray Weingarten, qui y consacre une grande part de son étude « La vie quotidienne des kibboutz » (déjà cité « Communauté », I-II-III, 1957). D’après lui, il a existé dès le début un petit pourcentage de salariés ; il signale « l’impossibilité de construire une maison sans l’aide d’un expert maçon, ou d’un carrelier expérimenté, sans les conseils d’un couvreur adroit » ; et il ajoute : « si le kibboutz ne possède pas ces éléments, il n’a pas d’autre ressource que de les engager, soit individuellement, soit sur la base d’un contrat en les payant au tarif syndical ».

Avec l’établissement de l’État juif, « le problème prit un aspect différent » : plus de sept cent mille immigrants arrivent, qui refusent, pour la plupart, de s’engager dans un kibboutz, qui sont en chômage. Bien qu’en même temps les kibboutzim aient un besoin urgent de main-d’œuvre, de bras supplémentaires (et ils continuent) le problème de ces bras libres, mais récalcitrants, les obligent à les aider. M.W. remarque :

« Le mouvement kibboutzique, à la fois idéologique et réaliste, s’est toujours mis au service des intérêts du pays sans se laisser scléroser par les principes ».

Ainsi, l’usine de contreplaqué de Afikim, l’un des plus importants kibboutzim, emploie plus de 200 travailleurs venant de l’extérieur. Ainsi, en 1953, Gester Hasiv (le kibboutz où travaille M.W) fit travailler plus de 40 étrangers au kibboutz comme ramasseurs dans un très grand jardin maraîcher « que nous avions dû planter sur l’ordre du gouvernement » ajoute M.W., qui explique aussitôt :

« Quand un tel procédé commence, il devient difficile de le limiter ; je le crois cependant nécessaire, car le kibboutz n’est pas une unité isolée, mais participe à la vie générale du pays. Une communauté comme la nôtre ne pourrait exister longtemps, vivant dans une prospérité relative, alors que 300 mètres plus loin, d’autres gens vivraient sans travail, à huit sous une tente. Néanmoins je ne pouvais m’empêcher d’être choqué. Pour sa part, le gouvernement considérait ce procédé comme un moyen de donner du travail aux inoccupés et l’encourageait. De l’argent fut alloué à notre kibboutz pour le pavement d’une chaussée allant de la grande route à notre centre, à la condition expresse que le travail soit exécuté par l’association des chômeurs immigrants des camps voisins ».

Et M.W. continue :

« En plus de la brèche faite dans l’idéologie de notre mouvement, le travail mercenaire posait de graves problèmes sociaux. Plutôt que de les laisser être eux-mêmes des travailleurs, il faisait des directeurs, des contremaîtres, des surveillants, une aristocratie du travail. Un kibboutznik était aisément un chef, son passé intellectuel, ses études, le faisaient évoluer aux postes de direction comme un canard dans l’eau. Les kibboutzim, conscients de ce danger, multiplièrent sur la base fédérative l’étude de ces problèmes. Dans l’Union des Colonies Coopératives, un certain nombre de solutions furent proposées… Plusieurs grandes compagnies furent créées… L’une pour le développement de la production… discute avec le gouvernement, prend en main la direction et l’organisation du problème des salariés. Une compagnie de la construction fut fondée en unissant tous les bons techniciens de tous les kibboutzim.

En novembre 1953, l’Union Coopérative des Colonies décida de supprimer avec effet immédiat tout labeur étranger… d’éliminer progressivement sur une durée de deux ans tout travail salarié dans l’agriculture. Il fut beaucoup discuté sur l’usage des bénéfices réalisés par lesdites compagnies et aussi par les gains des kibboutzim où cette sorte de travail était employée. À la fin on décida qu’une compagnie centrale serait créée ; une caisse spéciale recueille les fonds qui sont administrés par la Histadrut, compagnie générale du travail, et servent à l’expansion des activités propres à développer non seulement la prospérité des kibboutzim, mais celle de tous les membres de la Histadrut » (M. Weingarten, « Communauté », 1957).

Le même problème est vu d’un point de vue différent par exemple, par A. Meister (« Israël, secteur de planification et société globale », dans « Archives Internationales de Sociologie de la Coopération », n° 10, 1961) :

« Le salariat dans les kibboutzim… n’est pas un phénomène passager et marginal, mais fait partie intégrale de l’économie (industrielle ou agricole, peu importe) de ces colonies. L’opposition idéologique apparaît seulement comme une pieuse recommandation et un rappel purement verbal d’une idéologie bien ébranlée…

Et pourrait-il en être autrement ? Est-il nécessaire que les membres dont l’âge a augmenté… ne puissent alléger leur travail quotidien et se consacrer davantage à des tâches moins pénibles que les travaux agricoles ?

Nous pouvons aussi constater combien les idéologies acquièrent un caractère paralysant à un certain moment de la vie des groupes qu’elles prétendent guider et expliquer. C’est, semble-t-il, bien le cas de l’opposition obstinée au travail salarié de la part de certaines fédérations qui contrarie un développement économique maximum de ces collectivités…

Comme dans la coopérative de production industrielle, le principe égalitaire des kibboutzim a, en fait, créé l’inégalité entre ses membres et ses ouvriers salariés. Malgré l’attachement que l’on peut porter à ces réalisations d’économie collective — et c’est mon cas — force est bien de voir que peu de ces groupements échappent à l’alternative suivante :

- ou bien renoncer à un développement économique et se replier sur eux-mêmes, et par là se différencier de plus en plus de leur environnement immédiat,

- ou bien développer les activités à leur maximum, engager des salariés, mais ne pas réussir à les intégrer dans le groupe (généralement, ils n’ont pas envie de devenir membres) et introduire une stratification sociale au sien du groupe lui-même…

Aussi bien pour leurs besoins et leurs aspirations que pour leur niveau de vie, les kibboutzniks se distinguent de ce prolétariat dont ils prétendent toujours faire partie.

Qu’y a-t-il en effet de commun entre l’ouvrier des villes et le salarié agricole et les membres des kibboutzim, copropriétaires d’entreprises qui emploient les uns et les autres ?

Suffit-il de réclamer une adhésion à une classe pour en faire partie ? N’est-ce pas exagéré de prétendre que le kibboutz a prolétarisé les bourgeois juifs dans la mesure où les membres gèrent des exploitations hautement capitalistes, contrôlent une production, et surtout, depuis ces dernières années, reçoivent à titre individuel une espèce de participation aux bénéfices et bénéficient en cas de départ d’un petit capital [1].

Si l’on y tient on pourra dire qu’il y a là, naissance d’un nouveau type de prolétaire, le prolétaire collectiviste, par opposition au prolétaire isolé classique.

Ces tendances ne s’appliquent bien entendu, qu’au kibboutz. Le moshov n’a pas la prétention, encore que ses membres soient aussi affiliés au syndicat des ouvriers agricoles, d’avoir prolétarisé ses membres.

Dans ce sens, le moshov a plutôt donné une assise agricole à une propriété qui reste bourgeoise » (A. Meister, pages 229 à 231).

L’importance de cette question n’échappe à personne, le problème reste ouvert.

Les habitants ont été expulsés de leurs maisons et la plupart se sont réfugiés dans les wadis. On leur a promis qu’ils pourraient revenir. Ils ont reçu des promesses similaires de la part de la Cour suprême, qui a entendu leur affaire, et dont la décision ou la promesse n’a pas non plus été suivie d’effet. Alors que des colons vivaient dans leurs maisons, utilisaient leurs biens et accrochaient leurs vêtements blancs sur les cordes à linge, les résidents expulsés dormaient l’hiver à l‘extérieur.
Kafr Bir’im, complétement évacué en novembre 1948, les miliciens occupent alors les maisons et y fondent le kibbutz Bar’am (socialiste, Hashomer Hatzair) en juin 1949. Photographe non identifié.

Conclusion

Il est difficile de porter un jugement sur ces quelques documents et ces opinions sur les kibboutzim. Il est aisé de concevoir notre sympathie, notre position favorable vis-à-vis de l’activité passée et présente des kibboutzim ; leur réussite économique est évidente, ou du moins il nous semble l’avoir démontré ; il est plus difficile de faire une démonstration d’évidence de leur réussite idéologique et sociale, surtout en ce qui concerne l’évolution du kibboutz dans le présent et dans l’avenir.

Nous aimerions sur ce point, connaître les opinions et les expériences de camarades, surtout de ceux qui ont participé à un kibboutz ou s’y sont intéressés.

En attendant, nous refusons d’accepter comme « inévitable » l’évolution envisagée par A. Meister (point de vue trop exclusivement économiste, technocrate, planificateur) ; comme nous refusons d’autre part, d’accepter les conclusions tirées par P.B. dans « Socialisme ou Barbarie » :

« La situation des kibboutzniks est celle d’exploités-exploiteurs, situation un peu analogue à celle des classes moyennes en France… Il est généralement admis en Israël, que les éléments d’avant-garde sont les kibboutzniks. Nous avons vu qu’il n’en est rien… » (« Les kibboutz en Israël », avril-mai 1960).

Conclusions trop dogmatiques et trop superficielles.

Nous terminerons par la conclusion du camarade Augustin Souchy :

« Aujourd’hui, les communautés agraires en Israël sont, de facto, la seule réalisation du socialisme volontaire dans le monde » (A. Souchy, « Coopérativismo, Collectivismo », La Habana, 1960, page 183).

YVO. (décembre 1962)

--

--

riot

Anti-authoritarian thoughts and post-identity politics. Original texts, translations and archives in French, English and Spanish. @riots_blog