Nationalisme du tiers monde et anarchisme — IRL (1983)

riot
16 min readDec 24, 2023

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IRL, Informations recueillies à Lyon, puis Informations rassemblées à Lyon ou encore Informations et réflexions libertaires, était une revue libertaire lyonnaise existant sous diverses formes de 71 à 2002. Ces 3 textes, issuent du numéro 51 (sur le thème de l’anarchisme et du tiers monde) et assemblées sous la forme d’un débat, tentent de replacer la rapport de l’anarchisme et des luttes de libérations nationales et anti-coloniales.

Cinq membres d’IRL — Paris se sont retrouvés à plusieurs reprises pour discuter sur les luttes de libération nationale dans le tiers monde. Le texte qui suit résulte de ces réunions. Les trois personnes qui l’ont rédigé se sont plus particulièrement intéressées aux problèmes du nationalisme, de l’Etat et des anarchistes par rapport au tiers monde, sans prétendre leur apporter de réponses, mais avec l’espoir d’ouvrir un débat (fructueux, bien sûr !).

« Chaque peuple refait l’expérience de ses devanciers, mais à sa manière, dans son propre cadre. La prise de conscience de classe n’efface pas, qu’on le veuille ou non, la conscience d’appartenir à une autre communauté de langue, de territoire, de coutumes, que le prolétariat métropolitain. » ( « Noir et rouge »).

Approche du nationalisme

Les concepts de Nation et d’Etat

On ne trouve souvent dans les discours et les écrits politiques une confusion entre les termes de nation et d’Etat, comme si l’un et l’autre ne faisaient qu’un. Or, la nation-Etat est une réalité récente. Historiquement, les découpages politiques concrétisés dans les Etats n’ont que très rarement coïncidés avec des peuples ayant une même culture.

Autrement dit, chaque Etat a souvent fonctionné comme un appareil de domination s’abattant non sur une seule nation mais sur plusieurs ethnies. Ainsi l’Etat espagnol ne contrôle pas seulement les Espagnols, mais aussi les Basques et les Catalans ; l’Etat éthiopien réprime les Ethiopiens, les Erythréens, les Tigrés et d’autres encore ; l’Etat turc tient sous sa coupe les Turcs, les Arméniens ( ils n’y sont plus actuellement ) et les Kurdes … Ce qui fait dire à « Noir et Rouge » en 1957 que « le découpage du monde en nations n’est en fait qu’un découpage entre Etats … Ça et là, des minorités restent, fragments de « nations » étrangères ou bien originales … Leur statut va de la tolérance à la persécution et à la proscription de leur langue suivant les Etats et à l’intérieur de chaque, suivant le régime ou le gouvernement » ( Anthologie de «Noir et Rouge», p. 189 ).

Cette confusion de l’Etat et de la nation est à la base de plusieurs erreurs d’évaluation : certains anarchistes rejettent toute revendication nationale et de façon irrévocable parce que « c’est l’Etat » ou qu’elle conduit inéluctablement à celui-ci. D’ailleurs les marxistes les plus radicaux les rejoignent, non parce que la critique de l’étatisme est toujours présente dans leurs analyses mais parce que chez eux aussi, il y a un souci d’analyse en termes de classes sociales. Souci juste, mais dont l’application simpliste est erronée, à notre avis.

Selon ces anarchistes et ces marxistes l’adoption d’une analyse classiste passe par la négation des données nationales qui trouvent leur traduction dans l’idéologie nationale comme idéologie unificatrice verticalement.

La substitution pure et simple des luttes nationales aux luttes de classes est une position juste si elle est réalisable. Or, la solidarité ouvrière internationaliste agissant comme négation des frontières et des nations n’a trouvé sa réalisation que dans les esprits des penseurs qui la soutiennent. Le tort n’est pas de défendre des utopies, mais de soutenir des utopies impossibles à réaliser, et de chercher la simplification alors que la réflexion qui sous-tend toute action exige de nous de nuancer nos positions, pour qu’elles soient crédibles aux yeux de ceux qui luttent. Il s’agit de ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain. La conscience internationaliste se vivifie et se développe dans des cadres nationaux. Ce qui ne revient pas à cautionner les politiques chauvines des partis « communistes » mais à affirmer que les luttes de classes gardent leur actualité dans les frontières imposées par les Etats.

Soutenir les revendications nationales n’est pas, en effet, une façon de porter la lutte de classes à son plus haut niveau mais ce n’est pas non plus sa mise au vestiaire. La solidarité internationale pour être réelle doit tenir compte des contraintes imposées par le développement historique inégal entre nations et par l’avènement de l’impérialisme. Celui-ci, par son intrusion dans les différents pays, contraint les révolutionnaires à des tâches de soutien aux masses les plus opprimées dans les pays colonisés et dans le cadre des luttes de libération nationale…

L’ethnocentrisme consiste à imposer à ceux qui vivent une domination étrangère les mêmes mots d’ordre de lutte que ceux qui profitent, même involontairement, de cette domination. Il est clair que les luttes de classes dans notre optique, en prenant en considération les luttes de libération nationale, ne perdent rien de leur importance : notre soutien s’adresse aux classes les plus opprimées par le système impérialiste et une critique vigilante et sans concession est faite aux aspects anti-libertaires de la lutte nationale (la constitution d’un Etat, l’utilisation de l’idéologie religieuse…).

La nation est une communauté qui vit dans un territoire commun et qui suppose une unité linguistique, culturelle et économique constituée historiquement. Un regroupement artificiel et forcé par un Etat ne fait pas des individus vivant sur un même territoire une nation, bien qu’à la longue l’unification politique pourrait donner une expression nationale commune. Mais la transformation du regroupement étatique en expression nationale dépend de plusieurs facteurs, dont les principaux sont les résistances culturelles des peuples pouvant constituer la nation et l’efficacité de l’unité économique.

Il va sans dire qu’avant l’apparition de la nation, qui présuppose donc une unité économique en plus de l’unité culturelle, les Etats en tant qu’appareils idéologiques et militaires de répression et de domination de classes existaient.

Ils s’appuyaient sur une politique tentaculaire : s’étendre au maximum et annexer le plus possible sans prendre en considération les données culturelles des peuples conquis. C’est pourquoi les Etats prénationaux prenaient les formes de dynasties ou d’empires. Les exemples historiques sont multiples : Romains, Bysantins, Mongols, Vandales, Goths, Normands, Turcs...

Seules la tyrannie, la sagesse ou des raisons idéologico-religieuses (ex les croisades) pouvaient ouvrir ou limiter l’appétit du conquérant et dicter la dimension de l’empire.

Émergence du nationalisme

En Occident, l’émergence de la nation a coïncidé avec le développement du capitalisme. La production marchande, par la destruction des formations féodales, a donné le coup d’envoi aux nations allemande, italienne et française.

La Révolution française faite par et pour la bourgeoisie avec les autres classes sociales a balayé la monarchie et remplacé l’idéologie religieuse de l’Etat (dieu-roi) par une idéologie politique (la nation, le citoyen) plus apte à légitimer la nouvelle organisation économique. Dans un numéro spécial sur le nationalisme, « Noir et Rouge » explique l’utilisation de la nation comme légitimation d’un pouvoir politique dans la Révolution française : « le quiproquo entre liberté populaire et souveraineté nationale est aggravé par la Révolution française. La nation opposée à l’absolutisme du monarque devient à son tour un absolu métaphysique et moral imposé au peuple … » (p. 185).

Le nationalisme est dans ce cas l’exacerbation de l’idée nationale et l’expression idéologique des intérêts des classes bourgeoises au pouvoir. Il est pour elles d’une grande efficacité en ce qu’il les place comme le symbole de l’identité du groupe face à l’attente des autres groupes. Son efficacité réside aussi dans la propagation de l’illusion de l’égalité des individus constituant le groupe. Il réside enfin dans le mensonge caractérisant l’Etat et qui consiste à confondre ses intérêts avec ceux du peuple et de la nation, et par là même à condamner tout mouvement social à l’intérieur de ses frontières. Dans les moments révolutionnaires, c’est au nom de l’intérêt national que les classes dominantes cherchent et souvent réussissent à récupérer une révolution en propageant le spectre de l’occupation étrangère. Le cas de la Commune est très édifiant à ce sujet. Il n’est pas étonnant alors de voir les révolutionnaires rejeter le nationalisme comme idéologie bourgeoise et réactionnaire.

En Orient, la nation a vu le jour avant le capitalisme dans la mesure où l’unification économique est rendue possible par un mode de production centralisateur. Ainsi, sous le Pharaon, la nation égyptienne était déjà une réalité grâce à l’efficacité unificatrice de l’agriculture. Le pouvoir centralisateur et le despotisme oriental ont donné la nation chinoise avant le Moyen Age, et le mode tributaire marchand grâce au rôle du commerce lointain a favorisé l’émergence de la nation arabe dans certaines périodes de floraison du commerce et jusqu’à la Renaissance.

Les nations basées sur le commerce sont très fragiles en ce sens qu’elles dépendent des circuits commerciaux et des contrôles des routes. Certaines villes en Orient ont connu un développement vertigineux et des chutes rapides en fonction de la conjoncture commerciale.

Devant l’universalisation du capitalisme, les nations ont été désorganisées au profit des divisions artificielles imposées par l’impérialisme et les luttes entre les blocs. L’Afrique et l’ Amérique du Sud ont connu des frontières qui ne correspondent en rien aux découpages naturels. Lorsque les nations ont disparu du fait des divisions impérialistes internationalistes du capital, les peuples qui gardent malgré tout une unité culture-linguistique ont essayé de survivre. Cette survivance a pris à notre époque l’aspect d’une lutte de libération nationale.

Cette lutte est pour les peuples opprimés d’un enjeu vital car c’est non seulement leurs intérêts économiques qui sont touchés par l’expropriation de leur terre et leur prolétarisation, mais aussi leur propre être et l’ensemble des facteurs qui constituent leur identité. F. Fanon disait, dans « les Damnés de la terre » : « la domination coloniale, parce que totale et simplifiante, a tôt fait de disloquer de façon spectaculaire l’existence culturelle du peuple soumis. La négation de la réalité nationale, les rapports juridiques nouveaux, le rejet à la périphérie par la société coloniale des indigènes et de leurs coutumes, l’expropriation, l’asservissement systématique des hommes et des femmes rendent possible cette oblitération culturelle ». ( Maspéro, 1981, p. 166 )

Ces raisons historiques ne nous autorisent pas à confondre le nationalisme des opprimés avec le nationalisme occidental, qui a servi après les révolutions bourgeoises d’idéologie gommant les luttes des classes. Il ne s’agit pas non plus de confondre les luttes nationales dans les pays du tiers monde avec les tâches révolutionnaires proprement dites, mais de soutenir la volonté des peuples à défendre leur identité culturelle contre les visées homogénéisantes du capitalisme monopoliste ou bureaucratique, car la révolution libertaire est une révolution au pluriel ou elle n’est pas. « Noir et rouge » conclut dans son numéro spécial sur la question nationale que « la fédération des pèuples ne peut se substituer à la juxtaposition des Etats qu’à la fin d’un processus général de redistribution géographique égalitaire des activités humaines … ».

Nous disons qu’il ne faut pas confondre luttes nationales des opprimés avec les tâches révolutionnaires, car le nationalisme reste une lutte interclassiste où se côtoient les paysans sans terre, les latifundistes, le salariat et le patronat…

L’alliance de ces classes contre l’hégémonie extérieure et les compradores fait que le front national est un champ dynamique de luttes intestines. Les classes dominantes au sein du front essaient d’utiliser les masses opprimées comme masse de manœuvre et de diriger la lutte nationale en insistant sur le traditionalisme et les éléments les plus rétrogrades et mobilisateurs de la culture nationale, comme la religion.

Cette résistance nationale comme un malentendu, pour reprendre le terme de J.M. Chester, doit être menée avec prudence, pour que les classes dominantes ne demeurent pas dirigeantes des luttes et constituantes du futur Etat, et pour que se greffent aux éléments révolutionnaires de la culture nationale des peuples opprimés des éléments révolutionnaires de la culture internationale (l’autogestion, la démocratie directe, le fédéralisme…).

Abdel

Nationalisme et lutte de libération nationale : l’impasse de l’Etat

La conscience nationale dans le tiers monde s’est accentuée ou développée à l’ombre du colonialisme. Celui-ci s’est caractérisé tant par l’occupation étrangère que par un laminage culturel basé sur le racisme ; le nationalisme des peuples colonisés a donc été une réponse s’appuyant sur les principes de droit à la différence et droit des peuples à l’autonomie. Avec l’indépendance, acquise par la lutte ou organisée « pacifiquement» par les puissances colonisatrices le problème de la libération nationale n’est pas réglé pour autant ; la faiblesse économique comme la corruption et les intrigues des gouvernants locaux pour garder leur pouvoir font de la main-mise étrangère sur l’état « indépendant » un problème encore à l’ordre du jour. Les 2 superpuissances se partagent des zones d’influence où elles interviennent (directement ou indirectement) suivant leurs propres intérêts, l’intervention pouvant être aussi le fait des anciennes puissances colonisatrices (voir le rôle de la France en Afrique noire, entre autres), la lutte contre le pouvoir en place est donc toujours menée sous le drapeau de la libération nationale. D’autre part, le tiers-monde connai’t toujours des mouvements indépendantistes. Cela tient au découpage aberrant des frontières de bien des Etats après la colonisation, découpage qui n’a pas respecté les réalités ethniques mais cela tient aussi au fait que certains conflits ethniques sont directement les conséquences de cette constitution d’Etats « modernes» qui ont bouleversé les relations interethniques ancestrales. Enfin, la colonsiation est toujours directe en Afrique du Sud, en Palestine, en Nouvelle-Calédonie…

Cette mosaïque de réalités différentes explique donc que les luttes de libération nationale soient les principaux vecteurs des luttes révolutionnaires dans le tiers monde, mais tant le contenu que le but de ces luttes limitent leur fonction révolutionnaire.

Si la construction d’un Etat, comme instance extérieure à la société, n’est pas toujours le but dernier des mouvements de libération nationale, elle a été la conséquence constante de leur «victoire».

La colonisation européenne a agi à l’échelle de continents et de vastes ensembles cuturels ; les mouvements anti-coloniaux ont tout naturellement été amenés à envisager des structures politiques et économiques capables d’unir les différents peuples dans de vastes ensembles territoriaux et culturels. Le panafricanisme est l’exemple d’une vision qui cherchait à permettre aux peuples africains de vivre dans une structure de type fédéraliste, respectant les différences en évitant les conflits ethniques. Cette vision montrait une sensibilité libertaire spontanée, toutefois l’avidité de pouvoir des dirigeants comme la politique des puissances colonisatrices, qui créèrent de toutes pièces des Etats africains indépendants dont elles s’assuraient la soumission, sonnèrent le glas de tout espoir d’une dynamique libertaire de la lutte panafricaine.

En fait, la création d’un Etat est donc moins le but direct des luttes de libération nationale qu’une conséquence, conséquence du contenu et de la manière dont est menée la lutte (voir à ce sujet, les deux autres parties de l’article), conséquence aussi d’un contexte international étouffant.

En menant la lutte contre l’exploitation extérieure, les mouvements de libération nationale n’ont pas la force nécessaire pour s’opposer à la logique des Etats et de l’économie mondiale. Pour ne pas crever, ces mouvements doivent donc, au moins dans la phase avancée de leur lutte, avoir un projet étatique et de développement économique qui leur permette de s’assurer des alliés garantissant un succès définitif sur l’exploiteur, ou le colonisateur étranger.

La victoire des mouvements de libération nationale dans le tiers monde n’est donc acquise qu’à la condition d’une harmonisation de la structure économique et de pouvoir avec les structures dominantes. Au-delà de toutes les variantes locales existantes (socialisme à l’africaine, Etat islamique…), c’est un même alignement sur des modèles qui chaque jour montrent leur faillite. L’aboutissement d’une impasse.

Luc

Les anarchistes face aux luttes de libération nationale

Un constatation s’impose dès l’abord : l’absence quasi totale, dans les pays du tiers monde, de mouvements ou même d’individus se revendiquant de l’anarchisme. De cette (triste) réalité découlent un certain nombre de conséquences : jugeant de l’extérieur les conflits qui déchirent cette partie du mondeles libertaires ont du mal à les apprécier.

Le manque d’informations, le difficile oubli des schémas occidentaux pour en intégrer d’autres, l’activité développée dans leur propre pays, etc… ne les incitent pas à se préoccuper de luttes éloignées à tout point de vue de leur quotidien. D’autant que le contenu de ces luttes ne favorise pas une adhésion sans réserve.

Bien au contraire : l’affirmation de l’identité nationale se traduit par la valorisation d’un peuple ou d’une ethnie et le développement de sentiments xénophobes à l’égard des «étrangers».

Porteurs d’un projet étatique, les mouvements de libération nationale cherchent à remplacer un nationalisme par un autre, un pouvoir par un autre.

Dans la grande famille nationaliste, cohabitent toutes les tendances politiques, et la composition des « Fronts » apparaît des plus ambiguës…

Les anarchistes ont donc tendance à renvoyer dos à dos colonisateurs et colonisés. Craignant de se compromettre dans un combat dont les objectifs s’avèrent contraires à leurs idées, ils préfèrent s’en écarter prudemment. Mais cette attitude les piège :

  • D’abord, elle laisse le champ libre au marxisme. Les libertaires passent à côté des mouvements sociaux et insurrectionnels qui éclatent depuis des décennies dans le tiers monde (A quelques exceptions près, comme le soutien apporté par certains d’entre eux à la lutte algérienne, pendant la guerre d’indépendance). Leur projet de société paraît de ce fait s’adresser à l’Occident seul, et le modèle socialiste devient aux yeux des opprimés la seule alternative possible, alors qu’il a largement prouvé son échec.
  • Ensuite, par leur refus de prendre position entre les divers protagonistes, les anarchistes confortent la position de l’agresseur impérialiste. En n’assu- rant aucune aide internationale à ceux qui en sont victimes, ils contribuent à pérenniser le système d’exploitation établi. Toute référence au nationalisme provoque chez nombre d’entre eux, une sorte de « blocage à priori » qui leur fait perdre de vue la réalité du colonialisme…

Au nom de cette réalité et au vu de l’expérience historique, il convient cependant de s’interroger sur un tel foncionnement, pour voir si l’idée anarchiste ne gagnerait pas à être défendue autrement. Sa crédibilité en dépend. Car abandonner le terrain de la lutte — sous prétexte de conserver une pureté idéologique — en considérant le mouvement de libération nationale comme un tout, condamnable en tout, ne constitue pas une démarche constructive.

Un courant nationaliste est un ensemble d’intérêts complexe et ambigu. Il sert de tremplin aux représentants de la future classe dominante, désireuse de renverser le pouvoir colonial pour satisfaire ses ambitions. Mais il représente aussi pour la population colonisée un moyen d’échapper à sa situatio misérable et de se libérer.

Le nationalisme repose sur le sentiment d’appartenance, sur un ensemble de valeurs culturelles et linguistiques partagées par une communauté. Les pays opprimés opposent ces valeurs à l’oppresseur, pour s’affirmer différents de lui et revendiquer le droit de maîtriser eux-mêmes leur destin. Les libertaires, de leur côté, refusent le nivellement des cultures. Ils valorisent les différences entre les peuples — parce qu’elles font leur richesse — et défendent l’idée fédéraliste (1). Ils ne peuvent donc ignorer l’aspiration d’un peuple colonisé à faire reconnaître son identité culturelle.

Par ailleurs, certaines idées impulsées au cours de lutte sont susceptibles de rencontrer leur adhésion. Ainsi, les expériences autogestionnaires développées juste après l’indépendance de l’Algérie par de nombreux ouvriers agricoles s’inscrivent dans une logique proche du projet anarchiste et autre que celle du Front de libération nationale.

Il ne s’agit évidemment pas, pour les anarchistes, de défendre n’importe quelle lutte nationaliste sous prétexte qu’elle répond à une agression extérieure. (L’exemple de l’Iran suffit à écarter cette idée :entre Khomeini, haut dignitaire religieux, et un Chah soutenu par l’impérialismè américain — en d’autres termes, entre la peste et le choléra — que préférer?). Il s’agit plutôt d’examiner le contenu de la revendication nationaliste du programme proposé en remplacement de ce qui existe, pour en déceler les (éventuels) aspects révolutionnaires. Ceci afin d’apporter un soutien critique — et non inconditionnel — aux exploités, selon les objectifs définis.

Lorsqu’elle apparaît possible, l’action des anarchistes en faveur des pays colonisés peut s’effectuer sur plusieurs plans :

  • Ainsi, en replaçant la lutte des classes dans le combat contre l’impérialisme. Autrement dit, en insistant dans les pays colonisés sur l’idée que les prolétaires des pays agresseurs ne sont pas impérialistes, même s’ils font objectivement le jeu de l’Etat impérialiste et des capitalistes (quand ils fabriquent les armes utilisées contre les populations opprimées, par exemple).
  • En s’efforçant d’établir des relations entre les classes opprimées des pays impérialiste et colonisé. Pour ce faire, les anarchistes doivent lutter contre la « nationalisation » des classes ouvrières dans les Etats occidentaux, c’est-à-dire contre leur soumission — adhésion à l’idéologie nationaliste (« fabriquons français » et autres leitmotive des syndicats et partis dits communistes…). et chercher à développer chez elles des sentiments internationalistes. En effet, les classes exploiteuses des pays colonisateur et colonisé se montrent beaucoup plus internationalistes que les classes exploitées (c’est leur intérêt, aux unes et aux autres, mais les premières le perçoivent bien mieux que les secondes : les multinationales, le marché mondial des armes le montrent bien). Les relations entre « féodaux » des pays du tiers monde et bourgeoisie des Etats oppresseurs deviennent en fait conflictuelles lorsque leurs intérêts entrent en contradiction, à un moment donné du développement économique, les premiers réalisant que seule l’acquisition du pouvoir peut satisfaire leurs ambition (la bourgeoisie et les classes intellectuelles expriment l’idée nationaliste dans les pays colonisés bien avant les autres classes). Par contre, les relations entre opprimés des pays exploiteur et exploité ne sont pas conflictuelles, mais, aveuglés par la propagande étatique, ils en ont rarement conscience.
  • En s’attaquant aux Etats agresseurs pour démolir leur idéologie. Dans le cas d’Israël, par exemple, les anarchistes doivent critiquer l’Etat en tant qu’Etat, mais dénoncer aussi l’idéologie sioniste qui le sous-tend, l’impérialisme d’un pouvoir d’exception comparable à l’Afrique du Sud. Il leur faut montrer néanmoins que tout Etat peut contenir des caractères fascistes. Le fascisme est une aberration de l’Etat et peut apparaître dès lors que les dirigeants en ressentent la nécessité. Par ailleurs, critiquer Israël pour venir en aide au peuple palestinien ne débouche pas sur un appui à I’OLP, partisan de créer un Etat palestinien…

Dans les faits, il apparaît souvent difficile d’aider de l’extérieur et sans guider ni donner de leçons — une lutte de libération nationale. Mais s’interroger sur la possibilité d’assurer cette aide peut faire progresser la réflexion. Porteur de contenus très différents, selon les individus et les groupements qui s’en réclament, le nationalisme dans les luttes de libération n’a en lui-même qu’une valeur purement négative : il permet de faire cesser une exploitation. Par contre, basé sur la valorisation d’une ethnie, d’un peuple par rapport à l’« étranger», il développe une fois au pouvoir une véritable mystique qui vise à gommer les différences existant entre les classes et sert à transformer les exploités en exploiteurs. Pour éviter la multiplication à l’infini de ce schéma désormais classique, les anarchistes doivent faire entendre leur voix. Le soutien critique constitue un moyen de s’opposer à la création d’un Etat, de contrer l’idéologie totalitaire véhicùlée par le nationalisme dominant. Il peut faire passer un message antiautoritaire dans les pays du tiers monde et prouver par là que le projet anarchiste les concerne également.

Vanina

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Written by riot

Anti-authoritarian thoughts and post-identity politics. Original texts, translations and archives in French, English and Spanish. @riots_blog

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