Lutte de Libération Nationale et Lutte des Classes — Front Libertaire (1971)

riot
17 min readMay 28, 2024

--

Le Front libertaire était un journal édité par l’Organisation révolutionnaire anarchiste (ORA) puis par l’Organisation communiste libertaire, paru de 1970 à 1979. Ce texte est paru dans le numéro 10, de septembre 1971 se propose d’éclairer un position libertaire face au développement des luttes de libération nationale et anti-impérialistes.

« Tant qu’il y aura en Europe une seule nation persécutée, le triomphe décisif et complet de la démocratie ne sera possible nulle part. L’oppression d’un peuple ou d’un simple individu est l’oppression de tous et l’on ne peut violer la liberté d’un seul sans violer la liberté de chacun ». — MICHEL BAKOUNINE
(inédit, passage supprimé de l’Appel aux Slaves)

1.— LES ANARCHISTES ET LA « QUESTION NATIONALE » :

Belfast, le 23 juillet 1971

Camarades,

Nous regrettons, mais il nous sera impossible d’envoyer un délégué au Congrès Mondial Anarchiste de Paris. Nous croyons qu’il est plus important de combattre dans la rue, avec le peuple (...). Plusieurs de nos camarades sont dans la clandestinité, et d’autres en prison. La lutte continue.

Salut fraternel.

Tel est le message que nos camarades du Belfast Anarchist Group adressèrent au Second Congrès International de Fédérations Anarchistes.

Kropotkine, évoquant déjà, la gravité de la « question » irlandaise, écrivait à Maria Korn, dans Une lettre du 11 mai 1897 (1) :

« Il me semble que le caractère purement nationaliste des mouvements d’émancipation nationale n’existe pas. Il y a toujours, des motifs économiques, ou bien, c’est la liberté et le respect de l’homme qui sont en question (...). Notre tâche devrait être de soulever les problèmes économiques. J’estime, d’ailleurs, après avoir longuement réfléchi à cette question, que l’échec des mouvements nationaux en Pologne, en Finlande, en Irlande et en Géorgie, réside dans le fait qu’à chaque fois, le problème économique (toujours agraire) a été négligé (…). En Irlande, la difficulté principale réside dans le fait que les chefs du Mouvement, gros propriétaires au même titre que les anglais, vident le mouvement d’émancipation nationale de son contenu social (…)

Bref, il me semble que, dans chacun de ces mouvements à ‘émancipation nationale, une tâche importante nous est réservée : poser le problème sous son aspect économique et social, et ceci, parallèlement à la lutte contre la domination étrangère (…) »

et Kropotkine concluait, en disant :

« Partout où des hommes se révoltent contre l’oppression individuelle, économique, étatique, religieuse même, et à plus forte raison nationale, notre devoir est d’être à leurs côtés (…).

Ne niez pas l’importance des mouvements d’émancipation nationale, Leur temps n’est pas encore passé, et il nous arrivera d’y participer (...) »

Nous avons longuement cité ce texte, car nous le jugions intéressant, en cela surtout que sa rédaction coincidait avec le -prernier grand mouvement d’émancipation nationale des peuples d’Europe, mouvement dont le second acte commence aujourd’hui, dans la foulée de la décolonisation du Tiers Monde non-européen.

Dans cette lettre à Maria Korn, Kropotkine analyse, en quelque sorte, le phénomène colonialiste et les moyens de la butte anti-impérialiste, avec leurs fondements économiques et leurs prolongements éthiques :

a) en termes de lutte de libération nationale ;

b) en terme de lutte des classes; sachant, déjà, que seule une victoire de classe pourra résoudre la question nationale.

Ainsi, dans l’analyse kropotkinienne, la phase d’érection de l’Etat National est dépassée et transcendée par le contenu de classe que les anarchistes doivent s’attacher à donner à ces luttes.

On voit, donc, l’importance de ce problème et la nécessité d’en insérer le développement dans une stratégie globale communiste-libertaire, C’est, en effet, de la juste compréhension de ces luttes que dépendra leur issue révolutionnaire.

La position de Kropotkine, à l’égard du problème qui nous intéresse ici, est donc très claire et sans équivoque. Celle de Bakounine ne l’est pas moins, qui participa, avec enthousiasme, à tous les soulèvements nationaux de son époque, dans la perspective de sa « grande confédération des peuples slaves », première pierre de l’édifice fédéral européen, dont la nécessité avait été approuvée par Proudhon.

Nous pouvons affirmer, faisant notre l’intervention du camarade Balkanski (Fédération Anarchiste-Communiste de Bulgarie) au Second Congrès International de Fédérations Anarchistes de Paris, que la conception « marxiste » actuelle des luttes de libération nationale n’est pas marxiste, mais bakouninienne.

Ainsi Karl Marx déclara, en 1849 dans la « Neue Rheinische Zeitung » répondant à Bakounine :

« Toutes ces petites nations impuissantes et chétives doivent en somme de la reconnaissance à ceux qui, selon les nécessités historiques, les rattachent à quelque grand empire, leur permettant ainsi de participer à un développement historique auquel, abandonnées à elles-mêmes, elles seraient restées tout à fait étrangères, C’est l’évidence même qu’un tel résultat ne saurait être réalisé sans écraser quelques pousses tendres »

Les « pousses tendres » dont parlait Marx s’appelaient alors : Bohême-Moravie, Slovaquie, Pologne, Bulgarie, Roumanie, etc.

Plus loin, dans le même article, Marx réplique à Bakounine, qui réclame la liberté des peuples slaves, et leur émancipation du joug austro-hongrois et russe :

« Les Tchèques, au nombre desquels nous comptons les moraves et les Slovaques (on voit ici, la rigueur « scientifique » de Marx ! ), n’ont jamais eu d’histoire (…). Cette « nation » inexistante au point de vue historique exige l’indépendance ? Il est inadmissible de donner l’indépendance aux Tchèques, car alors l’Est de l’Allemagne aurait l’apparence d’une miche de pain rongée par les rats ».

Marx et Engels ratifient, sans discussion, la tyrannie mécaniste de l’Histoire, et lorsque Bakounine apporte son soutien aux polonais, Marx répond :

« La conquête par les allemands des régions slaves entre l’Elbe et la Warthe fut une nécessité géographique et stratégique, ces régions ont é té complètement germanisées. La cause est entendue (...) que cette conquête fût dans l’intérêt de la civilisation, cela ne souffre pas de doute ».

De même, lorsque Bakounine exige la liberté pour les slaves du sud (Yougoslaves), dominés par une infime minorité étrangère, Marx écrit :

« C’est une nécessité vitale pour les allemands et Hongrois de ne pas être coupés de l’Adriatique (…). Est-ce un malheur si la magnifique Californie vient d’être arrachée aux Mexicains pourris qui ne savaient qu’en faire ? (…) La « justice » (allusion qui se veut humoristique au texte de Bakounine, N. d R.) et autres principes moraux pouront être enfreints par ci par là, maisqu’est-ce que cela peut faire et face de tant d’autres faits de ce genre dans l’histoire universelle ? »

Marx et Engels vont, on le voit, jusqu’à justifier une sorte d’impérialisme raciste que leur théorie mécaniste de l’Histoire tend à vider de tout contenu moral. On touche, ici, à l’ethnocide, considéré comme l’un des chemins ténébreux de l’Histoire. Et, Marx concluait, fort logiquement, dans un sens dont les échos assourdis parviendront jusqu’à Hitler :

« La haine des russes est la première passion révolutionnaire des allemands et, maintenant, la haine des tchèques et des croates vient s’y ajouter. La révolution ne peut être sauvegardée que par la pratique d’une terreur résolue contre les peuples slaves qui pour les perspectives de leur misérable « indépendance nationale » ont vendu la démocratie et la révolution, ... De cette trahison infâme et lâche nous prendrons un jour sur les slaves une sanglante revanche ».

En conclusion, et pour ne nous en tenir qu’à Kropotkine et à Bakounine, nous voyons comme leurs écrits, aussi bien que leurs pratiques, convergèrent pour donner leur signification révolutionnaire aux luttes d’émancipation nationale. À l’opposé, Marx et Engels s’opposèrent à cette émancipation des peuples au nom d’une conception « figée » de l’histoire.

Le courant révolutionnaire qui se dessine au sein des minorités ethniques, aujourd’hui, peut-être un des creusets où se forgent les armes de notre libération. Il faut, donc, tenter d’analyser le sens de ce courant et les causes qui ont déterminé l’éclosion de ces luttes. Nous étudierons ce premier point dans le chapitre intitulé « Stratégie du capitalisme et sous-développement » Dans un second temps, et partant de cette première tentative d’analyse, nous essayerons de déboucher sur une esquisse d’une « Sociologie de l’impérialisme », pour conclure, enfin, sur la « nécessité d’une organisation et d’une stratégie révolutionnaire ».

2. — STRATÉGIE DU CAPITALISME ET SOUS-DÉVELOPPEMENT

La crise décisive de destructuration régionale s’amorce à un tournant de la vie économique européenne. L’entrée dans le processus de « sous-développement régional » correspond à une flambée du capitalisme.

Contrairement aux premières thèses de Robert Latent (3) et en accord avec les récentes thèses des basques de Saioak (4), on peut affirmer que la centralisation n’est qu’un facteur du sous-développement régional, elle n’en est pas la cause. Cette cause, il faut la trouver dans le fait que l’expansion du mode de production capitaliste suppose et exige l’inégalité dans le rythme de développement. Mandel (5) écrit à ce propos :

« C’est l’inégalité du rythme de développement entre différents pays, différents secteurs et différentes entreprises qui est le moteur de l’expansion des débouchés capitalistes (…) c’est elle qui explique comment la reproduction élargie peut continuer même à l’exclusion de tout milieu non capitaliste, comment s’effectue dans ces conditions la réalisation de la plus-value par une accentuation prononcée de la concentration du capital ».

Mandel insiste d’ailleurs sur le fait du développement inégal entre diverses régions d’un même État politique, ce qui est souvent oublié dans les traités classiques. Ce phénomène, sous-estimé dans la littérature économique marxiste, est pourtant l’une des clefs essentielles : par la création de régions déprimées au sein des nations capitalistes, le mode de production capitaliste crée, lui-même, ses débouchés « complémentaires », ainsi que ses réserves permanentes de main-d’œuvre (exemple : Écosse et Pays de Galles en G.B., Flandre en Belgique, Slovaquie en Tchécoslovaquie, Mezzogiorno en Italie, Occitanie et Bretagne en France, etc). LE MODE DE PRODUCTION CAPITALISTE NE PEUT PAS INDUSTRIALISER SYSTÉMATIQUEMENT ET HARMONIEUSEMENT L’ENSEMBLE D’UN VASTE TERRITOIRE.

Cette loi du développement inégal permet de situer le « sous-développement » et la « centralisation » dans une juste perspective. Il n’y a pas entre le « sous-développement régional » et la « centralisation » une relation directe de cause à effet, bien que celle-ci accentue les conséquences de la loi du développement inégal. La destructuration des unités ethniques est l’aboutissement de plusieurs siècles d’histoire, Les derniers ont été caractérisés par le développement du capitalisme. C’est donc cette expansion qui détermine les mécanismes et la nature même de cette destructuration.

La colonisation régionale n’est donc pas une conséquence de la centralisation, mais une condition du développement du capitalisme. Le capitalisme produit une métropole en développement et une périphérie en sous-développement. Les causes du sous-développement régional sont à rechercher dans la réalité économique, politique et sociale du système capitaliste lui-même. La centralisation économique appelle, comme une nécessité, une centralisation politique. Autrement dit, cette centralisation politique n’est que la traduction d’un phénomène de polarisation de l’économie capitaliste en métropoles et satellites, à tous les niveaux. La décentralisation capitaliste, si chère aux gaullistes, est une chimère impossible.

La désintégration des économies précapitalistes s’est réalisée progressivement, par une intégration au mode de production capitaliste, digérée par les formations capitalistes en raison de la loi du marché. Les régions les plus reculées du monde sont désormais intégrées au système capitaliste mondial. C’est le phénomène de colonisation.

Ce processus de colonisation a touché aussi bien les régions ou nations « étrangères » que les régions intérieures des Etats capitalistes. La formation « nationale » capitaliste assimile les formations régionales pré-capitalistes autant que les formations nationales étrangères, La région colonisée, comme tout satellite, est caractérisée par’ une exportation croissante de matières premières, de biens primaires, de main-d’œuvre, et par une importante corrélative de produits manufacturés, de biens de luxe et de capitaux. Le sous développement du satellite est la condition absolue du développement de la métropole.

De nos jours, le capitalisme est parvenu, comme le notait déjà Lénine, à son stade suprême de développement. Les frontières des formations nationales capitalistes ont éclaté devant la polarisation interne des économies, On constate une « monopolisation, » et une satellisation mondiale. Le chef de file est les U.S.A. L’intégration au système capitaliste est terminée, toutes les formations sociales, régionales ou nationales, ont été avalées, dirigées par l’impérialisme. C’EST L’HEURE DE L’IMPÉRIALISME ET NON PLUS CELLE DE LA COLONISATION.

Les MOUVEMENTS DE LIBÉRATION NATIONALE doivent tenir compte de cette réalité, et ne pas en rester à une analyse pré-impérialiste qui les conduirait à un « tiers-mondisme » régional. Ce qui signifierait que leur lutte révolutionnaire s’inscrirat dans la dialectique colonisateurs-colonisés et que le but à atteindre serait l’indépendance politique, la souveraineté nationale, l’autonomie régionale, etc … c’est une analyse courte qui ne tient pas compte de la réalité globale. L’ennemi à vaincre pour l’irlandais, le breton ou l’occitan, par exemple, n’est pas seulement l’Angleterre ou la France, mais tout autant la bourgeoisie anglaise, bretonne ou occitane, qu’américaine. Là, sont saisis les liens qui unissent les bourgeoisies régionales aux bourgeoisies nationales et mondiales.

Il faut donc prêter grande attention, afin de ne pas mélanger indistinctement, dans une même lutte, des intérêts antagonistes de classes. De cet état de choses provient, en partie, l’échec de la révolution palestinienne.

La culture ethnique n’est pas celle de tous ceux qui sont nés ou habitent sur la terre d’une nation, ou qui parlent la même langue. C’est celle de ceux qui, dans un groupe donné, subissent la même exploitation. LA CULTURE ETHNIQUE EST CULTURE DE CLASSE, C’EST CE QUI LUI DONNE SON POUVOIR REVOLUTIONNAIRE. Que la conscience de classe de travailleurs corresponde à une classe ouvrière en situation de dépendance nationale, c’est cependant là une conscience de classe qui portera à terme la lutte : la destruction du capitalisme dans son état actuel d’où découlent les aliénations (expériences anarchistes de l’Ukraine Makhnoviste et de la Catalogne de 36).

La lutte décisive à mener ne peut-être qu’une lutte mondiale de classes, d’exploités contre exploiteurs, à commencer par un combat sans merci, ni tactique aléatoire, contre les bourgeoisies les plus proches ; même et surtout peut-être, si elles se proclament «nationales». Cette lutte de classes est d’ailleurs, le seul moyen de sauver et de promouvoir la « spécificité ethnique» sur laquelle pourra être construit le socialisme sans Etat, nous terminons ce chapitre en rappelant une phrase d’Angel Pestaña (1919, Madrid) :

« Nous (les anarchistes), je le dis ici, à Madrid, et s’il le faut à Barcelone, nous sommes et seront opposé, à ces messieurs qui prétendent monopoliser la politique catalane, non pour, obtenir la Liberté de La Catalogne, mais pour pouvoir mieux défendre leurs intérêts de classe, et qui sont toujours prêts à ne pas entendre les revendications du prolétariat catalan… S’ils pensent que les intérêts de la classe aisée sont en danger, ils se pressent à Madrid pour offrir leur services à une monarchie centraliste ».

3. — SOCIOLOGIE DE L’IMPERIALISME

Cette approche d’une sociologie de l’impérialisme est rendue nécessaire pour l’élaboration d’une théorie révolutionnaire conséquente. Nous mettrons en évidence certaines thèses encore défendues par une large fraction du mouvement révolutionnaire (marxiste mais aussi anarchiste), et que nous considérons comme des postulats erronés battus en brèche par la réalité socio-historique.

Il s’agit, donc, ici de tenter de cerner le domaine de l’impérialisme et de sa dialectique concrète, c’est-à-dire celle qu’il entretien avec les MOUVEMENTS NATIONAUX, à l’échelle du monde contemporain.

Le monde réel, celui des hommes et des sociétés qui s’affrontent, luttent pour leur hégémonie, leur libération, et parfois, comme en Irlande, en Palestine, en Erytrée, en Occitanie, en Euzkadi, etc, pour leur survie, nous offrira le champ d’investigation souhaité.

L’expansion hégémonique du système capitaliste et son prolongement, l’impérialisme, centrés, l’un et l’autre pour l’essentiel sur l’Occident (et nous verons l’importance de cette implantation géographique jusque dans ses prolongements idéologiques à tendance cosmopolite) , depuis le début des temps modernes, ont puissament contribué à forcer tous les « provincialismes », c’est-à-dire à donner corps à la dimension internationale de la dialectique des formations sociales nationales — les nations qui constituaient, et continuent de constituer la matrice fondamentale où se déroule la dialectique sociale des premières sociétés constituées à nos jours.

Ainsi, peut-on voir, que le monde s’oriente vers un approfondissement et une accélération des interrelations entre ses différentes unités constitutives.

Plutôt que la « mondialité », notion psychologique et éthique, d’origine phénoménologique, notre ÉPOQUE EST BIEN CELLE OU S’AMORCE CETTE DIALECTIQUE DES CIVILISATIONS ET DES CULTURES NATIONALES, dans le cadre de laquelle se déploie, désormais, l’affrontement, pour le pouvoir, des classes et des groupes antagonistes, au sein de chaque formation sociale-national. Au cœur du processus : L’IMPÉRIALISME ET LES MOUVEMENTS NATIONAUX. Il ne s’agit pas uniquement des pays recouverts par la Tricontinentale, car l’évolution et le destin de l’Europe (Ukraine, Biélorussie, Pays Baltes, Fédération de Yougoslavie, Irlande, Pays de Galles, Bretagne, Occitanie, Euzkadi, Catalogne, Flandre, etc …), celui aussi des Etats-Unis (irruption du problème noir et des différents « ethnismes » sur leur territoire national lui-même, comme au Québec, tout proche), permettent de penser que la problématique de la dialectique « IMPÉRIALISME-MOUVEMENTS NATIONAUX» est bien au cœur du monde réel de notre temps, et d’une manière beaucoup plus é clatante qu’au milieu du siècle dernier.

L’impérialisme hégémonique, phénomène par lequel s’exprime le « stade suprême du capitalisme », apparaît comme le niveau le plus élevé de l’exercice de I’hégéonie, dont on voit mieux les aspects politiques et mili-
taires, dans la mesure où, cette fois, c’est l’Europe même qui se trouve aux prises avec sa menace directe. Cependant un «blocage» structurel semble s’opposer, dans de larges secteurs, appartenant pourtant aux couches révolutionnaires, contre une volonté de redéfinition de l’impérialisme, Déjà, l’instauration du maoisme en Chine, le nassérisme, la guerre victorieuse du Vietnam et le fidélisme cubain, avaient entraîné des révisions utiles. Le renouveau théorique s’engage, dès maintenant, dans deux grandes voies distinctes, mais complémentaires :

a) un renouvelement de l’analyse de l’hégémonie impérialiste, qui va mettre au premier plan la nature du complexe militaire-industriel ;

b) une analyse sérieuse des paramètres spécifiques concernant les mouvements révolutionnaires de libération nationale ;

Voyons, rapidement, le contenu théorique commun aux différentes tentatives qu’inspire « l’idéologie dominente », celle du fonctionalisme qui s’exprime, tout autant, dans le secteur idéologique conservateur que dans ses variantes marxistes ou anarchistes, et que nous considérons, aujourd’hui, comme é tant, en grande partie, erroné. Nous donnerons, en conclusion, dans le dernier chapître, notre point de vue, qui n’est pas définitif.

Le noyau de ce contenu commun paraît pouvoir s’ordonner autour de trois grandes composantes :

a) Une composante, disons, «d’encadrement général», qui est celle de « l’universalisme postulé », comme un a priori qui irait de soi, et précisément à l’étape historique qui est celle du SURGISSEMENT FRACASSANT EN IMPLACABLE DES SPECIFITÉS de toutes natures, au sein même des cadres idéologiques à vocation universaliste et universalisante (socialisme, christianisme, islam, boudhisme, etc …). Ainsi, et ceci est notre premier désacord, en lieu et place de la nécessaire dialectique des civilisations, certains révolutionnaires persistent à penser que le monde va son train, entraîné, impulsé et pensé par l’universalisme, c’est-à-dire par la volonté des centres hégémoniques de l’Occident d’imposer leurs moules théoriques, leur cadre conceptuel, leurs thèses (issues de leur expérience sectorielle propre) à l’immense mouvement du monde contemporain !

L’Europe (et la France, en particulier) a toujours secrété « l’universalisme », visant à détruire les spécifités des autres peuples, Pour ce faire, elle « universalisait » son propre particularisme, au nom d’un perfide-numantsme cosmopolite. Le christianisme euréopéanisé, le marxisme, et jusqu’à l’entreprise dissolvante des espérantistes, l’Europe a su, sans cesse trouver des formes nouvelles pour camoufler son hégémonie.

b) La deuxième composante fournira, à nos détracteurs, l’instrument d’analyse du concret : c’est l’utilisation mécaniste du facteur économique.

La notion de « mode de production » est alors mise en avant comme un leitmotiv, le seul décisif, et dans la mesure où la typologie classique européenne des modes de production (Marx) n’est plus capable d’embrasser la diversité des sociétés non-ocidentales, on s’empresse de mettre en avant d’autres typologies susceptibles de systématiser un mondé fabuleusement complexe. Cette déformation de pensée se retrouve, particulièrement, dans l’attitude anti-nationale des marxistes centre-européens et de Rosa Luxemburg, ainsi que dans les analyses des « marxistes libertaires» du Gr. Bakounine (Marseille) touchant aux luttes de libération nationale.

La révision des schémas classiques et parfois leur inutilité, font ressortir le caractère impérieux des différentes spécificités nationales-culturelles (ethniques) qui s’imposent, avec éclat, contre les théorisations à priori, qui deviennent souvent des vecteurs d’hégémonie. Le regard privilégié, la base de toute analyse, sera LE CONCEPT DE SPÉCIFICITÉ. Il a toujours été au centre de la démarche libertaire, il détermine l’avenir de la théorie sociale, et pas seulement pour les communistes libertaires.

La conséquence de cette manière d’aborder le phénomène de l’impérialisme sera l’ennonciation d’une nouvele dialectique sociale : nations (6) et sociétés, classes sociales et formations politiques, cultures et idéologies entrent en mouvement automatiquement à partir d’un CODE spécifique, à chaque entité socio-culturelle, qui en fournit la clé, économique.

c) Enfin, la troisième composante de l’idéologie dominante est la négation de la spécificité du palier politique.

Il ne s’agit pas, bien entendu, de la négation de l’existence et de la nécessité des luttes politiques, mais, d’une manière précise, d’une négation du processus politique en tant que processus autre que transpositif direct des « modes de production» et de leurs conflits. L’Anarchisme ne peut que s’opposer à cette conception déterministe, car, en effet, si l’interaction entre les diférents « modes de production » est réglé d’avance, à partir de la définition de ces différents modes eux-mêmes, la place de l’action politique, à partir d’un projet politique et d’une base organisationnelle, s’amenuise considérablement. Ainsi, certains révolutionnaires, pour la plupart d’obédience marxiste, mais des anarchistes aussi, considèrent-ils la révolution impossible dans tel ou tel pays subjugué par le capitalisme impérialiste des U.S.A. (pays d’Amérique Latine), la seule solution tant à leurs yeux, la destruction du centre impérialiste lui-même, Cette attitude pose des problèmes stratégiques insolubles et condamne tout « possibilisme » au nom de l’irrémédiabilité du processus é volutif de l’histoire, Cette direction de pensée s’ordonne, aujourd’hui, autour de la filiation théorique et idéologique Trotsky-R. Luxemburg.

Voyons, maintenant, corrélativement à ces analyses, quelle peut-être l’ébauche d’une stratégie révolutionnaire communiste libertaire :

4. — NÉCESSITÉ D’UNE ORGANISATION ET D’UNE STRATÉGIE REVOLUTIONNAIRE DES LUTTES DE LIBÉRATION NATIONALE

Il va, pour nous, de soi que la classe ouvrière doit s’organiser d’abord, en TANT QUE CLASSE, dans les pays qui sont le théâtre de luttes de libération.

Les classes ouvrières ne sont pas « interchangeables », chacune d’elles connaît mieux que les autres son propre ennemi de classe : sa bourgeoisie nationale. L’inégal développement des forces productives et l’inégal niveau de conscience prolétarienne imposent la « division du travail révolutionnaire ». Mais, les considérations de spécificité, de différence culturelle, etc, n’interviennent qu’en tant que déterminants des FORMES que revêtent les luttes ici et là, et non des OBJECTIFS.

La lutte des classes comporte une dimension supranationale qui donne son sens à l’internationalisme prolétarien. La solidarité internationale n’est pas en elle-meme que stratégie, elle ne peut en tenir lieu. L’objectif de tout révolutionnaire est de faire la révolution là où il se trouve, dans le but d’apporter sa contribution à la construction d’une société d’où toute exploition serait bannie. Chaque mouvement de libération national doit définir sa propre stratégie, cadre dans lequel pourra s’épanouir la solidarité internationale.

Toute lutte de libération nationale doit avoir deux buts principaux :

a) Liquidation de la domination étrangère ;

b) Révolution sociale, c’est-à-dire élimination de la bourgeoisie national et du Pouvoir de classe, réorganisation de la vie sociale et de la production sur les bases du contrôle permanent des organisations de base.

Partout, durant la première partie de ce siècle, où les mouvements de libération nationale ont lutté sur la base d’un programme prolétarien, ils ont débouché sur une victoire militaire, é conomique et sociale, même si cette victoire ne fut que passagère. Là, où les ouvriers ont laissé la bourgeoisie nationale en place, celle-ci a toujours trouvé les moyens d’arrêter à mi-chemin les masses populaires, dès qu’elle avait obtenu de l’ancienne puissance coloniale, certaines concessions de souveraineté et d’indépendance é conomique relative, La bourgeoisie conduit, toujours, la lutte de libération nationale conformément à ses intérêts de classe.

La seule maniere d’ouvrir la voie à l’accomplissement de la révolution est de doter chaque mouvement de libération nationale d’une organisation révolutionnaire, armée d’un programme prolétarien répondant à ses particularités historico-économiques, et d’une stratégie tenant compte de la nature réelle de ses objectifs et de la dimension de son adversaire.

Seule une orientation qui tentera de donner le maximum de pouvoir au peuple pourra atteindre ses objectifs révolutionnaires, Seul un combat guidé par une intransigeante volonté de garder effectivement le pouvoir de décision entre les mains du peuple, peut sauver la spécificité socio-culturelle des groupes ethniques et garantir la liberté des peuples

Notes :

  1. document inédit en français, publié pour la première fois en juin 71, dans le bulletin numéro 9–10 de la C.R.I.F.A. [Notes d’édition : il semblerait que les citations proposées en 1971 soient un peu incorrectes… On peut retrouver une reproduction ici.]
  2. « Bakounine », par Etienne Porgès. « Bakounine et le Panslavisme révolutionnaire », par B.P. Hepner, « The Political Philosophy of Bakunin », par G.P. Maximoff « Projet d’une fédération des sections latines de Suisse » (869) Bakounine « Programme de la section Slave de Zurich », M. Bakounine
  3. « La Révolution Régionaliste », par R. Lafont Décoloniser en France », par R. Lafont
  4. « Sobre el Problema Nacional Vasco » (971)
  5. « Traité d’Économie Marxiste », E. Mandel, Tome III
  6. Le terme « nation » recouvre, ici, les réalités socio-culturelles, de l’ethnie et non la population des Stato-Nations, de type fondamentalement multi-nationaux, tels que la France, la Grande Bretagne, la Belgique, l’Italie, etc.

--

--

riot

Anti-authoritarian thoughts and post-identity politics. Original texts, translations and archives in French, English and Spanish. @riots_blog