Le “standpoint” bisexuel

riot
6 min readFeb 16, 2020

--

Note de l’auteur.rice: Dans cet article, vous ne trouverez que très peu de références aux dites “théories bisexuelles” issues des universités. L’intention n’est pas d’effacer ces contributions faites par certain.e.s (surtout des femmes) bisexuel.les, mais plutôt de moi-même essayer de commencer de “zéro”.

Pourquoi la bisexualité n’a-t-elle jamais été prise au sérieux dans les études sur les sexualités et les études queer? Pourquoi les Rapports Kinsey (qui ont très certainement été écrits par Kinsey sous l’influence de sa propre bisexualité) sont-ils toujours au centre de la fondation scientifique de la théorie bi?
La bisexualité a été invisibilisée par un ensemble de suppositions (par exemple l’idée que la bisexualité n’est qu’une phase) et de stratégies d’identifications qui ont été historiquement déployées par les mouvements gays et lesbiens. En effet, on ne peut que se demander comment la pédérastie gréco-romaine¹ a pu finir par être identifiée avec l’esthétique de l’homosexualité masculine, alors qu’en réalité elle coïncide avec des pratiques non-monosexuelles. On pourrait résumer nos questionnements ainsi: pourquoi personne ne s’est demandé “How to do the History of Bisexuality”²?

Si nous voulons prendre au sérieux la bisexualité, nous devons définir ce qui lui est spécifique, ce qui en fait une identité sexuelle unique.
Un aspect surprenant est le double positionnement de la bisexualité, elle est en meme temps:

  • part intégrante des communautés LGBTQ+. Les bisexuel* ont été impliqué* dans toutes les luttes queer. Donaldson et Martha Shelley n’étaient-iels pas des acteur.rice.s principaux du GayLib?
  • mais elle est aussi marginalisée au sein de ces mêmes communautés.

Ce positionnement interne/externe n’est pas exactement spécifique à la bisexualité, les personnes trans et/ou ne conformant pas aux normes de genre ont été et sont toujours à la fois des figures importantes de l’activisme queer et des identités extrêmement marginalisées. La différence cependant tient du fait que la bisexualité est marginalisée en tant qu’identité sexuelle et non en tant qu’identité de genre. L’ambivalence de ces expériences peut faire apparaître des consciences tout aussi ambivalentes³, qui à leur tour sont à même de produire une compréhension de la (mono)sexualité, mais aussi, par exemple, a une critique de la compréhension que l’on aurait habituellement de Placard (qu’est-ce que le Placard pour les personnes bi* qui sont dans une relation avec un.e partenaire d’un autre genre et conformant aux normes de genre?).

De nombreu* théoricien* ont défendu depuis longtemps les “théories du point de vue” (standpoint theories)⁴. Dans son étude de la réception du VIH chez les communautés lesbiennes en villégiature à Eressos, Grèce, Sam Bourcier défend le principe d’une investigation communautaire comme suit⁵:

“Collecter des données sexographiques en ce qui concerne les comportements et les représentations sexuelles ne relève ni de l’observation ni d’une approche « objective ». Il ne s’agit pas d’observation parce qu’il est très difficile d’observer, au sens littéral du terme, des scènes ou des pratiques sexuelles. Et ceci est encore plus vrai en ce qui concerne les lesbiennes qui ne pratiquent guère le sexe en public (ou du moins très rarement) et qui ne fréquentent pas, à l’instar des gays ou des hommes et des femmes hétérosexuels, des lieux publics ou semi-publics à vocation sexuelle (les saunas, les bains, les sex-clubs ou les parcs). Si l’observation doit avoir quelque rapport avec le fait d’être objectif dans le sens classique du terme, c’est-à-dire le fait de promouvoir l’œil occidental rationnel — le fait de regarder plutôt que d’agir ou de s’engager dans une interaction — si observer veut dire objectifier (scientifiquement) un groupe ou un échantillon, je ne pense pas que cette approche soit utile pour mieux appréhender la sexualité lesbienne, c’est-à-dire des comportements sexuels mais aussi et peut-être surtout comment les lesbiennes pensent au sexe/pensent la sexualité.” ⁶

Comme le note Bourcier, les lesbiennes qu’il a interviewé ne lui auraient jamais répondu de la même manière s’il n’avait pas été là-bas en tant que lesbienne, prenant part aux-mêmes activités qu’elles et en étant tout autant concerné par ces questions.
Ce type de production des savoirs situé est important pour comprendre la valeur épistémologique du point de vue Bi. Si les bisexuel* peuvent développer une conscience multiniveau⁷, leur permettant en quelque sorte de naviguer à travers les relations de même sexe (et les communautés?) et de sexes/genres différents — y compris des expériences impliquant un certain passing heterosexual, ou certaines formes de marginalités ajoutées aux relations avec des partenaires ne conformant pas aux normes de genre⁸, cette conscience ne peut pas être aisément écartée.
Alors, un engagement critique avec ce point de vue, ainsi que toutes les autres théories situées pourraient permettre une compréhension plus diverse des pratiques et scripts sexuel.le.s, ainsi que des codes culturels.

Évidemment, une défense d’un point de vue épistémique qui prend pour point de départ une identité plutôt abstraite masque la diversité des expériences bies. De plus, jusqu’à maintenant l’argumentation, tout en s’inspirant de multiples traditions de pensée qui n’ont pas cette faiblesse, pourrait être comprise comme invisibilisant les effets des genres et des races (et même des handicaps et de la classe). Je voudrais donc appuyer que la diversité des expériences bies ne peut que renforcer la valeur du standpoint bis (ou devrais-je dire, les standpoints bis). En ajoutant à cela un engagement profond avec une intersectionalité radicale ne peut que consolider l’effort critique qui constitue le point de vue bi, ainsi que permettre de franchir les barrières des identités essentialistes et de bâtir des solidarités.
Comprendre cette multiplicité permet alors d’analyser comment les identités s’intersectent pour créer de complexes structures de domination. Alors que la bisexualité est comprise comme une promiscuité sexuelle⁹, comment se combine-t-elle avec la “noireté” hypersexualisée? D’autant plus celle des femmes noires¹⁰.

J’aimerais donc proposer quelques champs d’investigations qu’un point de vue bi pourrait sinon créer du moins étendre.
En tant qu’identité ambivalente¹¹, la bisexualité pourrait investir les études empirique et comparative des dynamiques de pouvoir dans les situations de drague à travers le spectre sexuel, ainsi que la manière dont celles-ci sont liées à la perception des identités sexuelles. Cette analyse comparative à travers le spectre sexuel pourrait sans aucun doute être appliqué aux espaces hétéro/gay non-mixte, y compris, et peut-être de manière importante, les communautés “kink”.
Cela nous amène aussi aux investigations sur le concept de “passing”, des développements intéressants en ethnographies digitales pourraient être étendue au travers d’analyses bies du “passing” dans les espaces digitaux comme les forums, les applis de rencontres, etc.
La critique de la sexualité hétéropatriarcale a longtemps omise la critique de la monosexualité et son rôle dans le maintien des binarités (d’identité aussi bien sexuelles que de genre) qui sont au centre du système sexe/genre¹².
Finalement, ce point de vue peut contribuer à l’étude des identifications et désidentifications bies et offrir des réponses à des questions tel que: y a-t-il un culture(s) bis a part le fait de ne pas s’assoir droit¹³ ? Et si non, quelles sont les conditions qui empêchent la formation d’une telle (sous)culture(s) ?

Dans d’autres langues/In other languages/En otros idiomas:

Castellano, English

Lectures suggérées sur la bisexualité:

Bi: Notes for a Bisexual Revolution, Shiri Eisner

Bi Any Other Name: Bisexual People Speak Out, Loraine Hutchins (Editor), Lani Ka’ahumanu (Editor)

Bisexual Politics: Theories, Queries, and Visions, Naomi Tucker (Editor)

Notes:

[1] Mon but n’est pas ici de défendre l’intérêt de la pédérastie (je crois qu’il n’y a rien a défendre) mais seulement de noter les incohérences.

[2] En référence a Halperin, How to do the History of Homosexuality, 2002

[3] Je suis ici endetté aux théories de la double/triple conscience qu’ont développé les théoricien.ne.s noir.e.s et féministes. Cependant, je n’affirme pas que la conscience bisexuelle est analogue à la conscience politique des femmes noires, par exemple. Je ne fais que travailler à partir de leur héritage pour conceptualiser ce qui pourrait composer une conscience bi dans la sphère des identités sexuelles.

[4] Nous pourrions retourner jusqu’à Marx, Weber ou encore Lukacs, mais en tant que théorie constituée et pratique politique, elle n’apparaît uniquement qu’à partir des pratiques de conscientisation des mouvements noirs, féministes et LGBTQ+ de la fin des années 60. En effet, les principales théoriciennes féministes blanches de la théorie du point de vue Hartsock, Harding et Haraway faisaient toutes trois parties du même groupe de conscientisation. Voir aussi Patricia Hill Collins’ Black Feminist Thought (1990)

[5] Avant de s’identifier en tant qu’homme trans, Sam Bourcier s’identifiait comme lesbienne butch.

[6] Sam Bourcier. Queer Zones, 2018, “Soeurs de sang: le rôle du SM dans le sexe a risque chez les lesbiennes d’Eressos”.

[7] Un nouveau pour chaque genre et chaque type de (non)sexualité disponibles dans les relations bi.

[8] Et évidemment EN TANT QUE personne ne conformant pas aux normes de genre.

[9] Sur la bisexualité comme promiscuité, voir Shiri Eisner’s Bi: Notes for a Bisexeual Revolution, 2013

[10] Pour un exemple de l’intersection genre-classe-race-sexualité, voir La Güera, Cherrie Moraga, 1979

[11] “Entre deux chaises” (“on the fence”) dirait Maria Pramaggiore. Voir BI-ntroduction I: Epistemologies of the Fence, 1996

[12] Thinking Sex, Gayle Rubin, 1984

[13] Bisexual people can’t sit on chairs properly, says internet, Pink News. Ceci est évidemment une blague, mais c’est une préoccupation légitime que de se demander ce qui pourrait constituer une culture bie en-dehors de tels clichés.

--

--

riot
riot

Written by riot

Anti-authoritarian thoughts and post-identity politics. Original texts, translations and archives in French, English and Spanish. @riots_blog

No responses yet