Le féminisme (blanc) est un programme totalement moderne et si il est moderne, il est raciste — Yuderkis Espinosa

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25 min readJun 8, 2021

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Cet entretien avec la féministe décoloniale Yuderkis Espinosa a été réalisé par Clanci Rosa pour le journal féministe salvadorien Revista la Brújula. L’original est à lire ici.

Photo/Reina Ponce

Yuderkys Espinosa Miñoso est une écrivaine, une chercheuse, une enseignante afro-caribéenne et l’une des précurseures du féminisme décolonial. Sa contribution pointe vers une “critique de la raison féministe eurocentrique”. Lors de sa récente visite au Salvador, elle a partagé des espaces de réflexion et de dialogue sur le féminisme décolonial et l’urgence de décoloniser le féminisme. Dans cette interview, nous avons abordé certaines de ses réflexions : la critique du “ programme de libération féministe “ comme étant raciste, l’approche de la lutte pour la dépénalisation de l’avortement comme lutte hégémonique et le ou les sujets politiques du féminisme décolonial.

CR : J’aimerais commencer cette entretien en demandant, d’où vient ou émerge le féminisme décolonial ?

YEM : Le féminisme décolonial a une généalogie très large. Elle est alimentée par de nombreuses sources et y arriveront des compañeras, des compañeros, des compañeres (parce qu’aujourd’hui il y a des hommes, des personnes trans qui se positionnent de ce point de vue), qui viennent de trajectoires différentes. Celles d’entre nous qui l’ont lancé venaient d’expériences différentes, mais nous avions en commun une perspective contre-hégémonique au sein du pari féministe.

Plusieurs d’entre nous, le groupe fondateur, doivent beaucoup à ce qui était le féminisme autonome en Amérique latine, qui a servi de base à la production de notre propre pensée critique. Le saut du féminisme autonome au féminisme décolonial était lié à la nécessité d’approfondir la critique autonome à partir de la question de la relation du féminisme avec le reste des projets politiques en développement sur le continent et dans le monde, des mouvements qui s’opposent et vont s’opposer aux structures coloniales et à l’État-nation colonial, en raison de leur engagement envers le programme de la modernité dont la base est une classification raciale du monde qui nie la pluralité épistémique et sociétale, ainsi que l’horizon de la justice dans le monde. C’est peut-être un peu la différence et c’est pourquoi nous allons puiser dans une variété de voix qui sont généralement niées par le féminisme. Nous allons dialoguer avec des compañeras, des compañeres qui viennent de mouvements sociaux, indigènes, territoriaux, afro-descendants, et disons que nous-mêmes, en portant ces corps que nous portons et en ayant vécu l’expérience de faire de la politique féministe, c’est ce qui nous conduit à la nécessité de transformer cette politique vers un autre horizon, une perspective plus large qui va considérer précisément cette blessure coloniale et ce racisme profond que nous allons trouver dans le féminisme.

CR : Vous parlez beaucoup de décolonisation du féminisme, à quoi les féministes décoloniales font-elles spécifiquement référence lorsqu’elles font cette proposition ?

YEM : Tout d’abord pour dire qu’au sein du féminisme décolonial, j’insiste, il y a une pluralité de voix et des positions de plus en plus larges, mais nous avons certains accords qui, je pense, sont ce qui rend le féminisme décolonial particulier. De mon point de vue, le féminisme décolonial, comme d’autres féminismes qui se sont positionnés ces dernières décennies, comme le féminisme communautaire, par exemple, voit la nécessité de décoloniser le féminisme. Or, cela se fait à partir d’un point de vue et d’une analyse qui implique de revoir quelles sont les bases ontologiques et épistémiques à partir desquelles le féminisme connu — du plus radical au plus libéral — interprète le monde ou fait une analyse du soi-disant “ problème des femmes “ à partir du genre et de la sexualité qui produit également, à partir de cette analyse et de cette interprétation, un programme politique de libération ; un programme politique de libération qui doit également être interrogé dans ses stratégies, ses revendications et ses aspirations. Ce que nous en venons à dire, c’est que décoloniser le féminisme implique nécessairement de confronter la manière dont ce programme d’interprétation et ce programme politique maintiennent un engagement avec la modernité, avec la perspective moderne de ce qui serait le bien-être collectif, dans ce cas le bien-être des “femmes”, ou le type de société que nous devrions aspirer à atteindre afin de garantir le bien-être des femmes et des sexualités et identités qui défient cette norme de genre… nous insistons sur le fait que ce programme politique et d’interprétations a été produit par les femmes blanches européennes et leurs descendant.e.s aux États-Unis et dans d’autres territoires qui ont été colonisés. Décoloniser le programme féministe dans sa théorie et sa pratique, implique donc de voir quels sont les éléments que nous tirons de ce modèle validé et imposé dans le monde entier comme le seul qui implique un état de plus grand bien-être et de progrès. Examiner le féminisme afin de faire de la politique féministe quelque chose d’autre, quelque chose d’autre qui affronte le monde colonial moderne et sa politique de mort. Si nous ne réalisons pas que la civilisation moderne avec ses institutions, son modèle d’organisation sociale et son programme d’aide sociale est un modèle de mort et d’extermination, le féminisme continuera à être complice de la souffrance et de la domination de la grande majorité de celleux qu’il prétend représenter en même temps.

CR : Dans ce programme féministe, comme vous l’appelez, la lutte pour l’avortement est-elle incluse ?

YEM : Dans le cadre de ce programme politique du féminisme ? Oui, bien sûr, oui. Toutes les grandes questions du féminisme sont là.

CR : Donc, dans le cas spécifique du Salvador, où l’avortement est absolument criminalisé, c’est-à-dire que toute femme qui interrompt une grossesse dans un hôpital, ou l’interrompt à la maison avec une herbe ou un instrument métallique, comme cela s’est déjà produit, peut aller en prison. Dans ce même cas, est-ce que nous parlerions de l’avortement ici au Salvador à partir de collectifs féministes ou d’organisations féministes, est-ce que ce serait toujours dans le cadre de ce programme hégémonique du programme féministe blanc ?

YEM : Regardes, la question est de savoir comment nous abordons la réflexion sur l’avortement, où nous l’abordons et pourquoi et comment l’avortement est devenu la question centrale du féminisme en Amérique latine. Je pense qu’en général les décoloniales sont assez détachés de cette question, du moins ce n’est pas le thème central de notre programme. Nous essayons de mener la lutte dans d’autres directions, nous croyons qu’il n’y a pas seulement A ou B, s’il n’y a pas C ou D. Et que nous pouvons penser à une série de demandes ou de problèmes que rencontrent les femmes occupant des positions moins privilégiées et qui sont laissés en marge des préoccupations féministes. Croyez-le ou non, la politique féministe de l’urgence implique beaucoup plus de champs et de voies d’action que ceux auxquels l’agenda hégémonique nous oblige à penser ou à suivre. Et il est évident que l’agenda de l’avortement en Amérique latine est hégémonique. Le fait qu’il soit hégémonique ne signifie pas nécessairement qu’il soit bon ou mauvais. Le problème ici est de voir comment cet agenda a été construit : comment y sommes-nous arrivés ? Qui l’a défini ? De quel point de vue a-t-il été défini ? Pourquoi a-t-il été défini ? Comment est-il pensé ? De là où il est pensé, sert-il vraiment toutes les femmes ? Sert-il fondamentalement le programme de libération et l’urgence, les intérêts, d’une poignée de femmes ou sert-il fondamentalement la grande majorité dans une condition moins privilégiée ? Ces dernières années, le discours sur la légalisation de l’avortement a été remanié et adapté au nouveau scénario d’un large mouvement de féministes populaires, d’origine indigène et afro, et se justifie en prétendant qu’il représente les intérêts des plus pauvres, de ceux qui n’ont pas de voix : “nous faisons cela parce que les femmes meurent et les plus touchées sont les pauvres, les indigènes, les racisées, parce que la classe moyenne peut obtenir un avortement parce qu’elle paie une clinique”, entend-on dire partout.

C’est en gros le discours entendu en Argentine, en République dominicaine, à Porto Rico, au Chili, au Pérou, au Brésil… et je viens de l’entendre ici au Salvador. C’est un discours qui vient déjà emballé, un vocabulaire qui est déjà prédéfini et formulé, personne ne sort des lignes de ce qui devrait être dit. Mais je vous demande : quand ce discours apparaît-il, dans quel contexte apparaît-il, car croyez-le ou non, il n’a pas toujours existé, et qui l’a formulé et reformulé ? Ce que nous remettons en question, c’est un programme politique qui arrive et s’impose comme une pilule qu’il faut prendre et dont il faut suivre le mode d’emploi. Et ce programme — c’est ce que j’appelle un programme — n’a pas été défini par ceux que ce discours utilise pour se justifier ; il n’a pas non plus été défini par leurs intérêts. Je crois que le programme de la lutte pour l’avortement légal est un bon exemple de programme défini du haut vers le bas, dans la mesure où ceux qui sont censés parler de la lutte pour la légalisation de l’avortement n’ont pas participé à la définition du problème et de sa centralité, ni à la perspective à partir de laquelle il est abordé et aux stratégies de lutte pour l’affronter. Où sont donc ces femmes dont parle la politique du droit à l’avortement ? Pourquoi ne sont-elles pas dans cette lutte, ni dans la majorité ni là où le chemin à suivre a déjà été défini ? Ne sont-elles pas là parce qu’elles ne sont pas des combattantes ou parce qu’elles ne seraient pas capables de se rendre compte qu’il y a un problème urgent ici ? Est-ce parce qu’elles ne savent pas comment se battre pour “leurs droits” ? Est-ce parce qu’elles sont tellement opprimées et impuissantes qu’elles ont besoin du féminisme salvateur ?

Il s’agit de questions rhétoriques qui révèlent le rationnement profondément raciste de cette opération consistant à mener une lutte derrière l’argument de la défense de ceux qui ne sont pas là ; ceci s’entend lorsque le sujet dont on parle a matériellement disparu ou est incapable de parler. Mais ces femmes que le féminisme prétend représenter ne sont pas un sujet passif, la grande majorité d’entre elles résistent activement aux attaques contre la possibilité même de leur existence et de leur reproduction, elles luttent et elles luttent depuis des positions communautaires contre l’hydre capitaliste et le modèle de mort. Donc si elles sont en résistance et qu’elles sont vivantes, très vivantes, elles s’expriment activement. Nous pourrions dire que ce n’est pas qu’elles ne parlent pas, mais que le féminisme ne les écoute pas, et plus encore, que le féminisme, en s’arrogeant leur représentation, fait partie de ce qui interrompt leur possibilité d’auto-énonciation. Comment pouvons-nous résoudre ce problème à partir de positions féministes plus complètes et réellement engagées envers ceux qui se trouvent sur une échelle de privilèges inférieure ? Certainement pas à partir de formulations descendantes qui prescrivent la politique féministe appropriée pour notre époque depuis des positions de privilège. Au contraire, cette politique doit être définie de bas en haut, elle doit être attentive à ce que ceux qui sont au bas de la pyramide sociale nous montrent à travers leurs actions et leurs préoccupations.

Je vais te poser une question : depuis quand l’avortement est-il criminalisé au Salvador ?

CR : C’était dans les années 1990, en 1997 il a été réformé, avant cela il était autorisé sous certains motifs.

YEM : En République dominicaine, un an plus tard, il y a eu une interdiction totale et une phase de persécution des femmes qui ont avorté a commencé. Mais quel est le contexte de cette escalade dans le durcissement de l’interdiction et de la criminalisation de l’avortement ? Cela se produit dans un contexte où le féminisme prend comme bannière de lutte la légalisation de l’avortement, cette centralisation de l’avortement comme thème central de la lutte féministe atteint un tel niveau que dans divers contextes, être féministe devient synonyme d’être avorteur. Cela n’a pas toujours été le cas dans le féminisme, pas même dans le féminisme blanc. Maintenant, à la fin des années 90, c’est un processus qui s’achève et c’est à ce moment précis qu’au lieu d’améliorer les choses que nous avons déjà, qui nous permettent d’avorter, cela empire. C’est au milieu de cette escalade de demandes d’avortement légal que, dans divers contextes, au lieu d’en gagner, nous perdons des libertés.

Comme je le dis toujours, chaque fois que je suis consulté sur cette question, j’ai 54 ans à l’heure actuelle. J’ai eu trois avortements. Je les ai eus entre la fin des années 80 et le début des années 90. À cette époque, les femmes de la République dominicaine qui souhaitaient interrompre une grossesse disposaient de plusieurs moyens pour le faire, sans craindre d’être poursuivies et persécutées par l’État ou l’Église. Personne ne vous persécutait ou ne vous dénonçait pour avoir avorté, vous arriviez à l’hôpital avec un avortement en cours, on pratiquait un curetage et personne ne surveillait les raisons de cet avortement. Il n’y a pas de loi légalisant l’avortement, mais dans la pratique, l’avortement est autorisé et toléré. L’État et l’institution médicale ne sont pas intervenus dans cette affaire, l’Église elle-même n’est pas intervenue. On pouvait en parler sans crainte, certains collectifs féministes avaient des cliniques où l’on pratiquait l’avortement ou où l’on vous conseillait où aller pour le faire et personne ne vous persécutait pour cela.

CR : Donc vous pensez que ce combat pourrait être un peu une tricherie ?

YEM : Exactement, vous comprenez ma ligne d’argumentation ? Dans les pays où les États et les institutions sont faibles comme les nôtres, la façon dont nous menons cette lutte, au lieu de nous aider, n’a fait que fermer les portes. Actuellement, toute l’Amérique latine prend le cas de l’Argentine comme point de référence. Je vous dis cela parce qu’actuellement, en République dominicaine, nous avons une lutte pour l’avortement à trois causes, et l’hégémonie féministe a installé un campement devant le siège du gouvernement. Pour eux, comme pour le reste des mouvements qui luttent pour la légalisation de l’avortement sur le continent, le point de référence est l’Argentine. La couleur verte, devenue universelle comme symbole de cette lutte pour l’avortement, est une invention argentine. Le programme, tant sur le plan discursif que sur celui de la méthode, des stratégies et des revendications, a été imaginé et conçu par des féministes argentines. Mais nous devons connaître les conditions historiques et structurelles de l’Argentine. Pourquoi l’Argentine a-t-elle réussi après de nombreuses années et comment y est-elle parvenue ? Nos pays sont-ils en mesure d’aspirer à reproduire ce que les femmes argentines ont réalisé ? J’en doute et j’en doute parce que nos sociétés sont différentes.

Elles sont plus pauvres, plus dépendantes, moins laïques. Dans nos pays l’église catholique a un pouvoir immense, nous n’avons pas de mouvement de gauche fort et instruit qui soit prêt à concentrer son programme politique sur l’avortement. L’avortement en Argentine n’aurait pas été obtenu sans le soutien total de toutes les gauches, qui ont largement soutenu la lutte féministe institutionnelle. Notre gauche est aussi faible que notre petite classe moyenne alphabétisée. Dans nos contextes, la politique nationale est traversée par de multiples urgences qui diversifient le contenu des luttes. Seuls une gauche et un féminisme forts, soutenus par une large classe moyenne, ont réussi à unifier les intérêts nationaux autour de l’avortement, avec de grandes manifestations à guichets fermés qui ont accumulé un pouvoir symbolique, médiatique et politique. J’ose dire que c’est très difficile à réaliser dans nos pays.

Je doute que ce soit la voie à suivre pour les petits pays appauvris dont l’État est si faible et qui dépendent tant des églises. Donc, une attitude décoloniale nous permet donc non seulement d’évaluer cela, mais aussi de nous demander : pourquoi devons-nous suivre ce paquet qui a déjà été élaboré dans des contextes très différents, qui dit que c’est la seule voie ? Pensons stratégiquement et pensons avec les sœurs pour lesquelles nous sommes censées mener la lutte, car elles peuvent peut-être nous enseigner les voies les plus efficaces pour atteindre cette possibilité d’autonomie reproductive. Comment aborder la question d’un point de vue ascendant : la lutte pour le contrôle de notre capacité reproductive ne peut-elle être résolue que par l’État et la loi ? Pour la plupart d’entre nous, s’agit-il d’une lutte pour l’avenir, réglée en termes d’acceptation et de maintien de la rationalité politique moderne de l’État, ou la meilleure solution consiste-t-elle à faire appel à d’autres rationalités dévaluées et niées par la forme politique de l’État ?

CR : Disons que la proposition serait de réfléchir à ce que nous faisons, de réfléchir à ce paquet, comme vous le dites, qui s’est formé autour de la question, et de chercher à partir de là (réflexion située) une voie à suivre. Parce que je pense que ce qui doit être clair, c’est que dans un pays comme le nôtre, la lutte contre l’avortement est nécessaire.

YEM : Et c’est nécessaire, surtout maintenant, dans ce moment déterminé non seulement par l’état, mais par la propre rationalité moderne du féminisme, parce que nous devons admettre que nous avons une co-responsabilité dans l’état actuel des choses : plus qu’une solution au problème, le féminisme en fait partie. Le féminisme a fait partie du problème parce qu’avant nos actions, nous étions mieux loties : avant, une grande majorité de femmes pouvaient avorter dans de meilleures conditions que maintenant. Lorsque nous avons voulu imiter les exploits et les conquêtes des démocraties dites occidentales, et résoudre les problèmes en leurs termes, ce que nous avons obtenu comme résultat est défavorable pour les grandes majorités. Ce problème que nous avons aujourd’hui, où dans plusieurs pays du continent l’avortement est totalement illégal et persécuté, et nous sommes d’accord sur ce point, ce sont les femmes les plus pauvres et celles qui viennent des peuples rejetés qui seront les plus persécutées, ce sont les femmes indigènes, afro-descendantes, populaires, paysannes qui subiront les plus grandes conséquences de cette politique ratée. Mais comment en sommes-nous arrivés là et quelle est la responsabilité du programme féministe hégémonique lui-même dans cet état de fait ? Cela m’amène à un autre point important : si la lutte centrée sur les revendications héritées du féminisme euro-centré nous mène à des impasses où les personnes dans les pires conditions seront piégées, pourquoi continuons-nous à ignorer et à mépriser les compañeras qui luttent depuis la base et qui donnent leur vie pour un programme plus large qui vise à affronter le modèle de domination dans son ensemble. Elles ont sûrement d’autres moyens de répondre aux différentes formes de domination qui s’imposent dans nos pays.

Yuderkys Espinoza a accordé cette entretien dans le cadre des activités de l’Association du Fonds des femmes d’Ixchel et de Calala. Photo/ Reina Ponce.

CR : J’aimerais passer à une autre question qui me semble très importante, à savoir l’idée de race, lorsque vous parliez du fait qu’il ne s’agit pas d’une idée biologique à partir de laquelle on l’étudie, mais plutôt de l’idée elle-même. Comment cette idée de race se reflète-t-elle dans le féminisme, ce féminisme que nous connaissons ?

YEM : Eh bien, l’idée de race, tout comme la modernité, va être à la base du modèle de libération et du modèle de société auxquels nous aspirons. Dans le cas du féminisme, il s’agit de voir comment le racisme est à la base de son programme politique dans la mesure où il continue à reproduire l’idée qu’il y a celleux qui savent et celleux qui ne savent pas, qu’il y a celleux qui ont le pouvoir de définir l’agenda politique, la stratégie politique, et celleux à qui on refuse cette capacité, de sorte que lorsqu’iels revendiquent et insistent pour faire valoir leur expérience et leur point de vue, celui-ci est systématiquement invalidé. Donc, d’une part, dans la violence épistémique, on voit ceci : qui produit la théorie féministe ? Qui dit la vérité du féminisme ? Qui l’a fait et l’a produit ? A partir de quels corps sont-ils construits ? Quels ont été les corps et les expériences valides pour construire cette analyse du problème des femmes ? L’analyse de la subordination ou de la domination des femmes, qui l’a élaborée ? De quel point de vue ? D’un point de vue dominant, pourquoi est-il dominant ? Parce que celles qui l’ont produit sont des femmes dont la voix est validée en raison de leur origine raciale et ethnique, de leur origine de classe, du lieu géopolitique d’où elles parlent. La race et la classe sociale vont de pair, elles ne sont pas séparées, l’une produit l’autre, et vice-versa. La race est finalement une idée, il s’agit de cette idée produite par les colonisateur.rice.s européen.ne.s selon laquelle il existe des personnes naturellement inférieures qui doivent être à leur service et être exploitées. Et dans le féminisme, on peut voir comment cette idée est encore productive, même si cela n’est pas admis, mais quand on commence à lire entre les lignes et à faire une analyse du discours et de la pratique politique, cela se révèle. Vous êtes des féministes tout comme moi et nous réalisons à quel point les voix des moins éduquées, de celles qui ont moins, de celles qui ont un corps plus sombre ou des manières qui trahissent leurs origines sont invalidées en permanence. Il y a un petit groupe qui non seulement décide de la direction à prendre et de ce que nous voulons, mais qui prend aussi les décisions et définit les stratégies, comme nous l’avons dit à propos de l’avortement.

Donc, l’idée de race soutient ce cadre, non seulement d’interprétation, mais aussi du type de monde et de société dont rêve le féminisme comme société où les femmes seront libérées. Depuis quelque temps, je me demande : qu’est-ce qu’une femme libérée pour le féminisme ? Quel est le programme féministe de libération ? La réponse montre que le féminisme est un programme totalement moderne et que s’il est moderne, il est raciste. Je parle également de racisme de genre, comme cette opération par laquelle la perspective et l’analyse de genre dissimulent diligemment cette idée d’unité entre les femmes et sous le discours d’une domination commune, qu’il existe de profondes différences entre nous et qu’il n’est pas vrai que nous vivons la domination de la même manière, ni que nous subissons toutes la même domination, et encore moins que nous avons les mêmes intérêts. Le programme féministe de libération est profondément raciste, car il nie et invisibilise la grande majorité de celles qui, selon son discours, sont représentées.

CR : Oui, je me souviens de ce que vous disiez à propos de ce programme de libération : se serait donc d’obtenir la liberté pour les femmes blanches ?

YEM : Ou plutôt, d’après ce que j’appelle la colonialité de la raison féministe eurocentrique, devenir une femme libre, une femme libérée, c’est devenir comme une femme européenne blanche, plus nous lui ressemblons, plus nous sommes censées parvenir à notre libération.

CR : Un autre point que vous souligniez à propos de l’approche du féminisme décolonial est l’inclusion des hommes. Je pense qu’il est important de poser cette question parce que lorsque nous parlons de féminisme et du sujet politique du féminisme, nous parlons toujours des femmes et je pense que cette approche est un peu choquante. Parce que même avec la question des masculinités il y a des critiques qui disent que souvent les quelques fonds [financiers] sont destinés à l’attention des agresseurs et non aux femmes victimes de violence. Comment voyez-vous cette question, que vous avez certainement beaucoup étudiée, lorsqu’il s’agit d’inclure les hommes ?

Je pense que toute personne qui s’engage à démanteler ou à détisser le tissu de la domination coloniale capitaliste moderne de genre devrait avoir sa place dans la lutte. J’ai dit qu’il ne s’agissait pas de politique identitaire. Mon questionnement ne porte pas seulement sur les raisons pour lesquelles les hommes ne peuvent pas participer au féminisme, j’ai également remis en question l’affirmation selon laquelle le simple fait d’être une “femme” est automatiquement considéré comme faisant naturellement partie de cette lutte. En fin de compte, il ne s’agit pas d’une dispute sur les hommes oui ou les hommes non. La question est, au-delà de la question de savoir si vous êtes une femme ou un homme. La question est, au-delà de la fiction identitaire : en tout cas, quel genre de personnes cette lutte admet-elle, au-delà de ces fausses catégories. Aussi, pour ne pas confondre, une chose est de savoir qui peut participer à ce programme politique et l’autre est la question du sujet du féminisme, séparons-la. María Lugones a parlé de l’abandon de la nécessité de penser que pour faire de la politique, il faut un sujet. Elle nous invite à une politique polyphonique, une politique sans sujet. En ce sens, je pense que dans tous les cas, le sujet du féminisme décolonial est un sujet collectif. Nous ne pouvons pas penser à une femme séparée de son réseau affectif et communautaire, nous l’avons appris des femmes qui sont en dehors du féminisme. Elles nous apprennent par leurs luttes que les luttes sont communautaires, qu’elles sont ancrées dans des communautés de parenté et de territoire, de lutte pour les biens communs, pour rendre possible la reproduction de la vie. Il ne s’agit plus de ces femmes sujettes qui prétendent être dans une alliance impossible au-delà de l’origine, de la classe et de la structuration raciale hiérarchique de la société. Pour ce sujet communautaire en tout cas, la libération n’est pas individuelle mais communautaire. Évidemment il y a un niveau de spécificité parce que si nous sommes intéressé.e.s à placer là le point de vue — je ne vais pas dire des femmes, mais oui, surtout des femmes dans la pire situation de privilège. Si vous deviez me dire quel est le sujet prioritaire du féminisme décolonial, ce serait les femmes dans la pire condition de privilège, mais comme nous le savons déjà, ces femmes dans la pire condition de privilège ne vont pas se libérer avec un programme de genre. Nous plaidons pour un programme de libération collective de l’ensemble du réseau communautaire, de l’ensemble de la toile de la vie, car lorsque je pense à la communauté, je pense au bien-être de tout ce qui existe, de l’ensemble de la toile de la vie. Ensuite, il y a l’autre partie : qui participera à cette lutte, qui rendra possible ce projet politique qui part d’un point de vue inférieur au sein du réseau de pouvoir, où nous disons que n’importe qui peut être inclus, sans distinction de sexe, de race, de classe, d’âge, etc., qui accepte de travailler pour un projet politique visant à restaurer ce lien communautaire et ce mode de vie dans une relation de complémentarité et d’intégralité avec tout ce qui existe.

Ceux qui sont prêts à travailler pour ce programme politique peuvent en faire partie. Il y a des hommes de toutes les couleurs, évidemment pour nous les plus importants vont être les noirs, les indigènes, les populaires, les afro-descendants, qui sont ceux qui constituent le tissu de nos relations, le monde dans lequel nous vivons et qui sont aussi dominés que nous.

Cela résonne toujours en moi lorsque les féministes se plaignent de devoir faire face à des hommes qui se disent féministes ou progressistes. Je réagis toujours en me rappelant à quel point les féministes racisées doivent faire face à des féministes non racisées qui sont ignorantes et productives de leur racisme et de leur place de privilège qu’elles veulent préserver à tout prix. On fait le travail de les confronter, on leur crie au visage leur arrogance, leur incapacité à se voir ou leur indifférence à reconnaître leur place de pouvoir et à l’exercer sans égard sur les autres. Nous, féministes antiracistes racialisées et décoloniales, faisons ce travail depuis des décennies en attendant que le miracle se produise. C’est un travail gratuit parce que nous voulons voir du changement. Et, bien sûr, il arrive un moment où nous abandonnons et où nous savons qu’il n’y a rien à faire là-bas. Accompagner les processus de prise de conscience de ceux qui font partie de la politique fait partie de la tâche politique. Cette tâche doit être accomplie à tous les niveaux, non seulement avec les hommes, mais aussi avec les femmes et avec toute la variété des subjectivités normatives et non normatives. En bref, arrêtez de vous plaindre ! Cela fait partie du travail.

Photo/Karen Sibrián.

CR : Et comment voyez-vous l’approche du féminisme que nous connaissons, du fameux privilège de genre, y a-t-il un privilège de genre des hommes sur les femmes ?

Il y a un privilège des hommes par rapport aux femmes dans leur propre groupe. C’est là toute la différence. Un homme indigène, racisé, non propriétaire terrien, qui peut être un travailleur saisonnier surexploité, quelqu’un qui nettoie, ou qui ramasse les ordures, ou qui charge les boîtes sur le quai, ou la nourriture qui entre dans la ville pour être mise sur les étagères plus tard, un homme immigré illégal qui plante la terre dans les grandes plantations de café ou de cacao, de coton, de maïs, ou dans le champ de soja transgénique continuellement bombardé de glyphosate depuis le ciel, n’est pas le même qu’un propriétaire foncier masculin bourgeois, et n’est pas le même, ni n’a plus de privilèges qu’une femme bourgeoise propriétaire foncière, professionnelle, consultante pour une entreprise ou une transnationale, ou occupant un poste aux Nations unies, etc.

CR : Mais ils en ont sur les femmes de votre propre groupe ?

Face aux femmes de leur propre groupe, ils peuvent l’avoir. Je ne vais pas non plus universaliser parce que cela dépend, il faut voir dans chaque communauté, chaque peuple comment ce processus de patriarcalisation s’est déroulé. Il est vrai qu’à ce stade de ces processus d’occidentalisation et d’intrusion de la culture occidentale qui engendre le monde, c’est-à-dire qui produit le genre et donc produit la hiérarchie, au sein des familles, des structures communautaires, etc… Eh bien, ce processus de construction du pouvoir intrafamilial et intracommunautaire a lieu, mais nous insistons sur le fait que ces processus ne sont pas encore achevés et ne le seront peut-être pas complètement, ce qui signifie qu’il y a des résistances et qu’ils sont continuellement confrontés à des modèles originaux qui ne sont pas nécessairement hiérarchiques. Nous menons actuellement des recherches auprès de trois générations de femmes descendantes des communautés marrons et nous voyons maintenant de nombreuses façons de résoudre le pouvoir intrafamilial et vous trouverez des familles où les femmes sont plus proches de ce que le féminisme pense, à savoir que les femmes sont toujours inférieures par rapport aux hommes, à des cas où les femmes sont les soutiens de famille, où ce sont elles qui prennent les décisions, où sans elles la famille ne fonctionne pas, et où elles ne vivent pas seulement pour ce mari, il y a d’autres arrangements dans leurs relations hétérosexuelles, et nous parlons ici de relations hétérosexuelles, qui sont très différentes de ce que l’on a l’habitude de penser du point de vue des féministes blanches … C’est beaucoup plus complexe que ce que le féminisme dit et prétend montrer comme vérité. Nous voyons que dans ce monde de ceux qui sont au-dessous de la ligne de l’humanité, des damnés de la terre, il y a beaucoup d’histoires et beaucoup de façons dont cela s’est produit et les réponses et les arrangements qui sont atteints.

CR : J’imagine que les nouvelles masculinités n’arrivent pas.

Pas du tout

CR : Que pensez-vous de ça ?

Les nouvelles masculinités continuent de reproduire l’idée qu’il existe maintenant une masculinité qui va être sensible et qui va éliminer les hiérarchies, c’est encore une fois penser que le modèle de la famille nucléaire du patriarcat occidental est universel et a toujours été partout, ou qu’il a pris naissance dans nos communautés. Nous pensons qu’il a pu y avoir des communautés où ces processus hiérarchiques ont eu lieu et d’autres où ils n’ont pas eu lieu, où le genre n’a jamais fonctionné comme une catégorie d’organisation sociale et où il y avait une autre façon de voir et d’interpréter les corps et un autre type d’arrangement familial et clanique. Ces nouvelles masculinités font partie de la même chose, elles font partie de la reproduction de l’histoire du féminisme contemporain où tous les hommes ont toujours été des oppresseurs et sont au-dessus de toutes les femmes, et que c’est maintenant, à cause d’une nouvelle conscience, que nous essayons de changer cela. Nous disons qu’il existe de nombreux modèles de société qui contreviennent à l’organisation hiérarchique où l’homme est au pouvoir et la femme non. Nous n’avons donc pas à parler de nouvelles masculinités, en tout cas nous allons regarder en arrière, pour voir quelles formes de masculinité ont existé et où même aujourd’hui de nombreuses sociétés s’y opposent.

CR : L’autre question que je me pose concerne le positionnement des luttes identitaires. Dernièrement, il y a eu des tensions au sein de certains groupes féministes concernant l’appartenance des femmes trans au féminisme, il y a des groupes qui s’y opposent parce qu’ils continuent à considérer les femmes trans comme des hommes. J’aimerais donc savoir ce que les études décoloniales ont à dire à ce sujet.

Eh bien, comme je l’ai dit dans le cours de l’atelier, nous pensons que nous devons aller au-delà des identités, elles nous servent stratégiquement, parce qu’il y a une utilisation stratégique de celle-ci, mais en sachant toujours que beaucoup de ces identités font partie de l’héritage colonial. Dire cela ne signifie pas nier une série de luttes que les compañeras, compañeros, compañeres, mènent contre une organisation normative et binaire de l’identité. Mais, bon, si vous me demandez directement si nous sommes favorables à l’entrée des personnes trans dans le mouvement, eh bien, oui, nous sommes favorables parce que la décolonisation doit lutter contre toutes les formes de classification sociale et normative dans le cadre du modèle imposé de la domination coloniale. Vous n’aurez plus grand chose à dire, je pense que l’identité est une production, une partie de la production sociale. Je pense qu’il est important de reconnaître que les personnes transgenres ne sont pas les seules à contrevenir à ce modèle binaire, les lesbiennes aussi nous l’avons fait à bien des égards. Parce que tout le temps, on nous appelle à occuper cette place que nous sommes censées occuper en tant que “femmes”, moi je pense qu’il y a une multiplicité de subjectivités qui, même si nous gardons une grande partie de ce qui est façonné dans la modernité, en même temps nous contrevenons à ses règlements.

CR : Enfin, un dernier mot pour nous les jeunes féministes qui sommes dans cette lutte pour porter l’agenda des droits des femmes, mais peut-être que nous n’avions pas fait le tour de ces questions que vous avez soulevées, et aussi penser à l’analyse des projets politiques.

Je dirais qu’il ne faut pas se laisser aveugler par les lumières de ces projets tout faits, ces agendas hégémoniques nous aveuglent souvent et nous croyons qu’il n’y a rien en dehors d’eux, au point que nous sommes assaillis par la question : “ si ce n’est pas de la politique féministe, alors qu’est-ce que c’est ? “. Ces jours-ci, on me demande : “mais alors, concrètement, quelle politique devrions-nous suivre, si ce n’est celle que nous connaissons ?” Je peux seulement vous dire que si vous vous posez cette question, j’ai déjà rempli ma tâche, je ne peux pas vous dire la politique que vous devriez suivre, le programme que vous devriez développer, car ce serait répéter ce que je dénonce. Je ne peux qu’affirmer qu’il existe de nombreuses voies pour la politique féministe (ou non). Le plus facile est de suivre le chemin qui a déjà été tracé, mais cette génération doit être capable de regarder là où le féminisme n’a pas su voir. De nombreuses personnes, de nombreux mouvements ont existé au-delà du féminisme et les femmes ont également été là et ont été fondamentales. Nous n’avons pas besoin d’inventer quoi que ce soit de nouveau, il suffit d’ouvrir les sens et le champ de vision, d’ouvrir le champ d’écoute, d’être désobéissant comme le féminisme lui-même nous l’a appris. Nous devons être capables de remettre en question ces projets politiques qui nous apparaissent comme une panacée : où nous mènent-ils, à qui ces projets politiques vont-ils réellement profiter ? Et en posant la question, attention à ne pas tomber dans l’erreur de dire que le projet politique dans lequel nous sommes est celui de la grande majorité, d’où vient cette affirmation ? Attention à l’autojustification. Demandons-nous combien de personnes, parmi celles que le programme dit viser et auxquelles il contribue, ont eu voix au chapitre dans la construction de ce projet politique. Parce que lorsqu’un ordre du jour a été produit par un groupe d’en haut, nous sommes déjà en difficulté.

Un autre élément qui me semble important est de ne pas s’en tenir uniquement à la question du genre, car cela a permis au féminisme de s’allier à des projets qui détruisent les communautés dont la plupart des femmes font partie. Il n’est pas vrai que le projet d’égalité de genre profite à tout le monde de manière égale, si nous nous concentrons uniquement sur l’égalité de genre, celles qui en bénéficieront sont celles qui ont déjà leur vie matérielle résolue en termes de classe et de race, les autres continueront de la même manière ou pire. Parce qu’il y aura de plus en plus de domination et d’exploitation sur elles.

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Written by riot

Anti-authoritarian thoughts and post-identity politics. Original texts, translations and archives in French, English and Spanish. @riots_blog

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