L’antiracisme de l’immigration dans la métropole française sous l’angle de la lutte des classes. (Partie 3)
Le tournant 80, une restructuration raciale de la classe ouvrière
Si les luttes antiracistes des années 70 coïncident avec les tendances plus générales de l’autonomie ouvrières, la restructuration néolibérale et la contre-révolution coloniale des années 80 entraînent leurs nouvelles formes d’opposition, d’identifications et de hiérarchisation. Il ne s’agit pourtant pas d’une rupture nette. Tout le long des années 80, jusqu’au milieu des années 90 (coïncidant avec l’échec des grèves de 1995), les luttes des OS, pour le logement et contre les ratonnades continuent, avec en parallèle la naissance de nouvelles organisations et modes de résistance.
Une théorie de l’émeute
Une des innovations (anti-)politique de cette période est certainement l’émeute urbaine. Ce n’est pas un hasard que la pratique naisse a la Grappinière à Vaulx-en-Velin en 79, cité ouvrière lyonnaise exemplaire, l’émeute prend la défense d’un voleur de voiture contre la police. Convergence clair entre milieu ouvrier, cité-dortoir coloniale, résistance aux forces de l’ordre et soutien aux illégalismes. Bien qu’une vulgate marxiste réussisse à calquer les phases grévistes et émeutières sur les cycles économiques (dans sa version la plus avancée Joshua Clover, L’Emeute prime) il me semble important de réaffirmer le caractère anti-politique des émeutes. Contrairement à ce qu’a pu dire la gauche (blanche ou non) des émeutes, qu’elles sont apolitiques ou qu’elles n’avaient “pas les forces de proposer, de développer un projet politique” (Houria Bouteldja et Sadri Khiari, Nous sommes les Indigènes de la République), c’est-à-dire, finalement, une position avant-gardiste qui verrait dans les innovations du prolétariat non-blanc des errements qu’il faudrait recadrer, politiser. Si l’émeute n’est pas politique, elle n’est pas apolitique pour autant. Comme l’explique Alain Bertho:
Le mot « politique », dans ses usages populaires, a perdu toute noblesse et ne convoque que méfiance vis-à-vis d’un monde clos, celui des cercles de pouvoir et de corruption. Exit la notion de « traduction politique » de la mobilisation collective, exit le paradigme moderne adossé à l’idée de révolution.” (De l’émeute au soulèvement la révolution n’est plus ce qu’elle était).
L’émeute est ainsi le dépassement du cadre de la représentation, du refus de trouver des interlocuteurs, bref de la politique comme définie aussi bien par les libéraux que par les gauches même radicales. La politique est aux émeutes urbaines (racialisées), ce qu’un service d’ordre est aux “débordements” en manifestation. Un dispositif pour contenir, diriger et aplatir toute la complexité sociale de l’action autonome. Ce développement n’est pas unique à la France (le long et chaud l’été de 1967 aux Etats-Unis ne dénombrent pas moins de 159 émeutes urbaines et raciales dont celle de Newark est la plus tristement célèbre), en 1981 le Royaume-Uni voit aussi son lot d’émeutes. Brixton (Londres) d’abord, Toxteth (Liverpool) quelques mois plus tard. Le collectif londonien Riot not Work offre une analyse de classe radical des émeutes de Brixton dont il serait bon de tirer des leçons pour comprendre le phénomène francais :
Le débat entre droite et gauche sur les émeutes est centré sur la question de quand et comment le chômage a pu créer cette situation. Nous abordons ici la question des sociologies stériles. Plutôt que d’éplucher les statistiques du chômage, nous étudions l’émergence d’une classe recomposée qui défie l’analyse de classe orthodoxe et les stratégies de contrôle de l’État. La confrontation de rue peut être comprise comme le résultat des ratés du système capitaliste à réguler le marché du travail, au travers de plus subtiles significations, nécessaires à la récente transformation de la nature de l’emploi aussi bien qu’à celle du chômage, spécialement si la nouvelle économie est plus explicite quant au pouvoir permanent du travail. Le chômage peut être cité comme « cause » des émeutes seulement dans le sens ou il a servi à soulever un point majeur de l’antagonisme de classe, des bureaux à l’usine à la rue, mais il n’a certainement pas généré une demande massive pour plus de travail salarié.” (Riot Not Work, WE WANT TO RIOT NOT TO WORK [Brixton, 1981])
Grandes grèves et menace musulmane
Bien qu’il soit indéniable que la War on Terror au début des années 2000 ait accéléré l’islamophobie française, elle n’était pas une nouveauté. La structuration de l’islamophobie française se produit au croisement de la révolution iranienne (1979) et des grandes grèves de l’automobile (1982–1984). Thomas Deltombe rapporte:
Alors que la grève des OS débute au printemps 1982 dans les usines Citroën et Talbot d’Aulnay-sous-Bois et de Poissy, les médias s’intéressent rapidement à l’aspect “islamique” de cette mobilisation que les leaders syndicaux habituels ont du mal à canaliser. Les mosquées d’entreprise qui datent, on l’a vu, du milieu des années 1970 fleurissent tout à coup sur les écrans de télévision. Les photos des OS en prière s’étalent dans la presse écrite. Les caricaturistes transforment les cheminées des usines en minarets. La rumeur gonfle d’une manipulation “intégriste”. La presse d’extrême droite, bien sûr, se défoule contre les ouvriers “khomeynistes” (L’islam imaginaire, la construction médiatique de l’islamophobie en France 1975–2005)
L’islam n’était pourtant pas moins important dans les grèves ouvrières des années 70 qu’en 82. La différence, c’est l’actualité internationale et les défaites ouvrières des grèves violentes de la sidérurgie de 1979 qui permet de mettre en place un dispositif pour discréditer les OS grévistes. L’islam ré-apparaît comme une technique de racialisation pour abattre les grèves à l’aide des ouvriers blancs et des syndicats jaunes.
Concernant les syndicats, Abdellali Hajjat indique la fragilité de l’autonomie des années 70, et indiquant un choix d’enrôlement marqué par les alliances passées :
Cet exemple illustre toute l’ambiguïté de la question de l’autonomie. S’agit-il d’une volonté de se séparer de la classe ouvrière, et plus généralement de la société française ? En fait, le terme d’autonomie a été très utilisé, mais finalement très peu défini par les militants eux-mêmes. Cependant, le mouvement de syndicalisation des militants ouvriers du MTA à la CFDT (qui était le syndicat le moins hostile au MTA) montre toute la difficulté de tenir à la fois la revendication d’unité entre travailleurs français et immigrés, et la volonté de prise en compte des besoins spécifiques de la condition d’immigré. (Le MTA et la « grève générale » contre le racisme de 1973)
Cela n’empêche pas que dans les années 80, les centrales syndicales n’ont toujours rien compris aux revendications et pratiques du prolétariat non-blanc. Les demandes de droit de vote, de liberté religieuse, font tâche, au milieu des demandes de libertés salariales. Les OS en grèves préfèrent l’extension de congés payés plutôt que les 35h que défendent les centrales. Puis la surprise, la demande de retour au pays après l’annonce de la fermeture de Talbot. Les syndicats sont dépassés, dans ce contexte de politiques gouvernementales de rémigration, des lois Barre-Bonnet-Stoléru — qui avaient pourtant mené plusieurs milliers dans la rue et des grèves de la faim contre les expulsions, de redoublement de la politique raciste par le gouvernement socialiste dès 81 mais surtout en 83 pendant les grèves (Vincent Gay, Des grèves de la dignité aux luttes contre les licenciements). S’ajoute aussi les violences de groupuscules d’extrême-droite venu rejoindre les syndicats jaunes (et non-syndiqués) pour le “droit au travail”. Les rixes se mêlant aux cris « les Arabes au four, les Noirs à la Seine » ne font qu’entériner les différences raciales au sein du prolétariat (Daniel Richter, Talbot-Poissy, du « printemps syndical » à l’affrontement racial (1982–1984)). Ainsi les OS perdaient leur statut d’ouvrier, seule l’identité raciale, “musulman”, “immigrés” leur restait.
Il faudra attendre 5 ans après la défaite de Talbot, lors des conflits à Mulhouse et Sochaux en septembre 1989, pour revoir des grèves qui forment des alliances de classes, si ces grèves ont appris des erreurs de 82–84, elles se démarquent aussi par l’absence de demandes “spécifiques aux travailleurs immigrés” (revendications salariales de redistribution des bénéfices de PSA). Cette alliance fut cependant possible pour une autre raison importante, lors de leurs départs les “travailleurs immigrés” se faisaient remplacer par de jeunes “français”, la division raciale du travail partiellement ébréchée, il était possible de former des alliances. Mais elles arrivent trop tard, 1989 est aussi l’année de la première affaire du voile à Creil. Les “affaires du voile” qui suivront dans l’automne, et l’évolution des discours politiques jusqu’à la circulaire Bayrou en 94 seront une nouvelle étape de la structuration islamophobe française.
Vieilles questions, nouvelles organisations
En parallèle et conjointement à ces luttes ouvrières, de nouvelles formes d’organisation apparaissent. Leur centres de production étaient les cités ou quartiers immigrés. Après avoir fait miroiter la sortie des bidonvilles pour des emménagements dans des cités de transit qui ne seront qu’“un camp de concentration destiné à « civiliser » les immigrés, en attendant qu’ils puissent, un jour, prétendre à un appartement” (Brahim Benaïcha, Cité de transit : vivre en banlieue). Les dispositifs de répression de l’État, d’abord sa police, puis ses juges, ses prisons, dévoilent la vérité profonde du projet d’intégration français. De nombreux projets apparaissent. Zaâma d’banlieue à Lyon, Rock against Police (RAP) en région parisienne et bien d’autres. Alors que dans les années 70 les organisations ouvrières autonomes tenaient les rênes entre antiracisme et luttes des classes, une douce division se produit au cours des années 80. Des organisations se spécialisent progressivement dans la lutte anti-flic, contre les expulsions, etc.
L’exemple de la marche de 83 est exemplaire de cette progressive différenciation. Alors que les nouvelles pratiques des années 80, aussi bien “violentes” (émeutes, rodéos, etc.) que “non-violentes” (RAP, grèves de la faim contre les expulsions, occupations, etc.) restaient sur une ligne d’action directe, avec, dans le cas des organisations, des liens qui perdurent avec la mouvance autonome blanche (Guy Dardel, Lazzarato, les maoïstes), la marche, elle, prendra en partie la direction des politiques de visibilité et de représentation.
La Marche entre autonomie de classe et solidarité néolibérale.
Lorsque SOS Avenir Minguettes prépare le projet d’une marche à travers la France, le contexte aux Minguettes est tendu. En 81 des “rodéos” contre les forces de l’ordre ont lieu. La mairie communiste (Marcel Houël) de Vénissieux criminalise les illégalismes, expulse les jeunes, détruit des tours dans une cité alors surpeuplée (Agence Im’Média, Minguettes 1983 — Paix sociale ou pacification ?). Si les ratonnades n’ont pas arrêté depuis les années 70, 1983 et son été voient une recrudescence des crimes racistes (Ratonnades Chronologie). C’est dans ce contexte racial que SOS Avenir Minguettes, créé lors d’une grève de la faim contre la hagra policière s’abattant sur les jeunes des Minguettes, décide d’une escalation nationale.
L’histoire est connue, je ne m’attarderais que sur des détails qui me semblent mettre en lumière un certain déplacement des luttes anti-racistes. En faisant sortir les “deuxièmes génération” dans la rue, la marche laisse la gauche “médusé[e] par le débarquement inattendu de ces enfants d’immigrés à la verve bien française”, ce qui leur permet dans un premier temps “de se dégager des logiques d’appareils et des rhétoriques idéologiques.” (Mogniss H. Abdallah, 1983 : La marche pour l’égalité). Cette jeunesse se démarque des grèves alors en cours en faisant profil bas sur les revendications jugées trop controversées. Un rejet de la récuperation s’applique à l’habituelle extrême-gauche qui constitue son fond de commerce sur le parasitisme des mouvements sociaux, mais les marcheur.euses ne s’attendaient pas que la récupération viendra cette fois d’un autre endroit.
Alors qu’un certain nombre d’autonomes antiracistes accompagne la marche, que le comité d’accueil parisien de la Marche fait preuve de solidarité avec les ouvriers en grève de Talbot affirmant « Nous sommes tous des bougnoules de Talbot » tandis que Libé, soutien de la marche, titrait « Les Arabes de Talbot ne sont pas des Beurs » (Vincent Gay, Marche ou grève), un processus de développement d’un grand complexe associativo-industriel (Incite!, La révolution ne sera pas subventionnée) vient prendre naissance autour de la Marche. Autour, mais pas que, le prêtre Delorme (solidaire avec les jeunes des Minguettes depuis le début par ailleurs), la Cimade et l’association MAN (mouvement pour une alternative non-violente) font partie du cercle qui organise la Marche depuis Lyon, ce sont aussi des figures visibles et appréciables pour le pouvoir blanc. La polarisation entre la non-violence associative d’un côté, les conflits de grèves, les rodéos et émeutes de l’autre, permet la mise en place d’un dispositif qui produit des “bons” et des “mauvais” éléments dans cette lutte. Les “bons” qui veulent dialogue et visibilité, les “mauvais” dont la lutte et l’existence est inacceptable pour la suprématie blanche (on pourrait analyser ce phénomène à la lumière des commentaires de Peter Gelderloos sur le mouvement des droits civiques, Comment la non-violence protège l’Etat, chapitre 2, La non-violence est raciste). Mogniss H. Abdallah rapporte:
Les médias, progressivement séduits par cette image positive, généreuse et oecuménique, en rajouteront. Ils portent aux nues des « apôtres de la non-violence », une terminologie quasi-biblique dont les marcheurs ne seront pas dupes, comme le laissera entendre Bouzid Kara, un de leurs porte-parole, dans son livre La Marche, traversée de la France profonde (édition Sindbad, 1984). Le père Christian Delorme semble davantage dans son rôle lorsqu’il évoque son souci de l’unanimité ou la « fraternité vécue » comme une valeur essentielle de la République… et de sa foi chrétienne. Son « âme missionnaire » et sa « stratégie des coulisses » du pouvoir sont contestées par certaines associations autonomes de jeunes issus de l’immigration, qui interpellent parfois rudement les marcheurs. Ces derniers, interloqués, feront le dos rond pour parachever leur périple, mais ils resteront en contact par la suite avec les partisans de l’auto-organisation. (1983 : La marche pour l’égalité)
On ne peut comprendre l’apparition de SOS Racisme, et sa grande trahison du mouvement qu’à travers le double développement d’un complexe associativo-industriel (“Dans la foulée, une multitude d’associations de jeunes vont surgir. Après la reconnaissance publique du phénomène « beur », c’est la course à la représentativité et aux fonds publics”, raconte Abdallah), et de ce qu’Alfredo Olmeda (Del apoyo mutuo a la solidaridad neoliberal) a appelé la “solidarité néoliberale” (dissolution de la solidarité ouvrière dans une logique d’aides individualisées et individualisantes, d’un côté des nécessiteuxses, de l’autre des donnant.e.s). Tous deux des conséquences malheureuses de l’extension du droit d’association de 1982 pourtant défendue par l’antiracisme.
C’est dans ce cadre qu’on peut mieux comprendre le discours d’une « nouvelle citoyenneté » (issue de Convergence 84), qui n’était plus seulement une acquisition des droits de rester sur le territoire, et de la dignité, comme l’avait demandé le mouvement de l’immigration auparavant. Et c’est certainement à travers les modifications du discours de la citoyenneté depuis la marche que l’on peut mieux comprendre la supercherie que le citoyennisme a été (et est encore) dans l’alternativisme dont s’inspire une part du mouvement altermondialiste (Alain C., L’impasse citoyenniste). Une blanchisation totale d’un processus d’intégration dans la République et l’État, pacification de toute formulation de revendications de différence et d’autonomie (Courant Alternatif, Hors-série n° 9, 2003, Les recherches d’une « nouvelle citoyenneté », p.25). Le JALB (Jeunes Arabes de Lyon et banlieue), représentant d’une continuité autonome, avait pourtant vite vu l’impasse de cette citoyenneté et de son vote:
En optant pour une logique « communautaire » du droit de vote, nous ne ferons que nous déterminer par rapport au chantage du « vote ou crève ». Ce n’est pas s’affirmer en tant qu’acteurs responsables et libres que de subir ou d’adhérer à ce chantage. Ainsi nous serons tous égaux au sens juridique du terme mais nous n’aurons aucune certitude pour autant quant à une amélioration réelle dans nos vies quotidiennes, et certains seront plus égaux que d’autres. (Courant Alternatif, Decembre 1985, p.17)
Ce n’est que pendant que les associations et les initiatives se multipliaient, que les revendications “démocratiques” prenaient forme, que l’on pouvait voir en arrière-plan le fonctionnement réel du racisme. En enfermant pendant plus d’un an Toumi Djaïdja (initiateur de la Marche de 83) pour “acte de petite délinquance”, la répression raciale, s’arrangeant bien des dispositifs moraux de la non-violence, arrive toujours à utiliser stratégiquement cette dichotomie de l’imaginaire blanc, entre innocence et culpabilité (Jackie Wang, Contre l’innocence) pour faire tomber les éléments racialement dérangeants, “pacifier”, coopter, et finalement intégrer dans ses appareils les revendications et individu.e.s.
Restructuration économique et rapports raciaux à l’internationale
En tout cas, ces deux phénomènes (complexe associativo-industriel et solidarité néoliberale) étant parfaitement liés à la défaite des grèves de l’automobile et ce malgré la solidarité de nombreuses marcheur.euse.s qui refusaient la division identitaire entre leur assignation d’enfants de la République, et de leur parents et proches d’OS licenciés. Ils doivent donc en partie leur succès aux changements importants dans la structure du travail en Europe et à travers le monde. Théorie Communiste résume ainsi les changements :
La restructuration mondiale, les innovations technologiques et la redistribution des emplois provoquèrent un déclin du nombre d’emplois industriels, qui ne fut que très partiellement compensé par le développement d’emplois de service subalternes dans le nettoyage, la surveillance, l’hôtellerie-restauration, les petits détaillants, les hôpitaux, la logistique et les transports et toujours le bâtiment et les travaux publics et, maintenant, les chauffeurs « ubérisés ». C’était dans les emplois et les postes les plus pénibles et précaires de l’industrie que se concentrait l’essentiel de la population immigrée et sa descendance. Non seulement les immigrés avaient les emplois les plus physiquement astreignants, mais encore, dans les années 80, les réductions d’effectifs, les délocalisations, les réorganisations et les mises à niveau technologique dans les industries où les immigrés étaient concentrés les ont exposés au chômage plus que quiconque. (Kaléidoscope du prolétariat, p.41)
C’est le délitement des identités ouvrières qui illustre la particularité des années 80 entre prolétariat non-blanc insurrectionnel (émeutes), continuation d’espoirs d’autonomie, et politiques de la visibilité et de la représentation. C’est aussi face à ce délitement, et à la structuration du racisme autour de l’islam, que de nombreuses associations arabes et musulmanes voient progressivement le jour (typiquement, l’Union des jeunes musulmans qui apparaît aux Minguettes 4 ans après la Marche, l’endroit-même où elle était née). Si la fin des années 70 permettait encore aux illégalismes (braquages, fausses-monnaies et autres expropriations) de faire subsister une jeunesse prolétarienne en dehors du marché du travail (Alèssi Dell’Umbria, Refus du travail et illégalité en France dans les années 1970/80), la contre-révolution des années 80 en France, avec son racisme, son tournant de la rigueur, ses stratégies de contre-insurrection contre les groupes armés, rend nécessaire un changement de formes de lutte antiraciste entre insurrection urbaine et prolifération de organisation (avec leurs effets imprévisibles).
La France ne fait pas exception. Si les configurations sont évidemment spécifiques à chaque contexte raciaux, et que la temporalité y est souvent décalée de quelques années, il n’en reste pas moins que dans de nombreux pays occidentaux des changements similaires se produisent. Au Royaume-Uni, bien sur comme on l’a déjà vu, mais aussi aux Etats-Unis. En 81, l’échec du braquage de la banque Brinks signe l’arrêt de mort d’un modèle d’insurrection noir, la gentrification de la Californie, la désindustrialisation de Détroit, COINTELPRO, la War on Drugs, ont toutes contribuées à détruire un prolétariat noir révolutionnaire. L’Allemagne aussi voit une reconfiguration raciale, les immigrations est-asiatique, noir africaine (particulièrement du Mozambique, voir Up here, with the white god), maghrébine et turque font bouc-émissaire et subissent l’exploitation et les violences racistes jusqu’en (ex-)RDA. Les années 80 seront aussi le début d’une visibilité médiatique de ces travailleurs immigrés. L’augmentation des meurtres racistes d’extrême-droite dans le pays a partir des années 80 et son explosion après la réunification est plus que parlante.
Ces nouvelles formes de luttes antiracistes doivent aussi être comprise en rapport avec l’ensemble des luttes prolétariennes, antiracistes et anticoloniales de l’époque. Avec tout cela, n’oublions pas que la “récupération” des Marches (83–84–85) se déroulent dans un même espace-temps que la fondation de l’Alliance révolutionnaire caraïbes (83) ou du FLNKS (84) et les événements qui suivirent en Kanaky.