L’antiracisme de l’immigration dans la métropole française sous l’angle de la lutte des classes. (Partie 2)
Si au tournant des années 70 il y a bien quelque chose comme une restructuration raciale sur la question de l’immigration, elle est toujours liée à la question de classe. Sans vouloir trop tirer les traits, il se passe quelque chose d’un ordre similaire à ce qui a pu se passer au sein des mouvements noirs dans les pays anglo-saxons. En même temps qu’un parallèle est fait entre les “immigrés” et le statut colonial (le MTA parlait bien de “nation arabe colonisée” en France, bien au-delà des nationalismes arabes, préfigurant ainsi les “innovations” de l’antiracisme des années 2000) — tout comme les nationalistes noir.e.s désignaient les afro-américain.e.s comme des sujets coloniaux, la lutte des classes est centrale à leur approche de la libération.
Cette lutte “de l’immigration” n’est effectivement pas exactement “un groupe opératoire, structurant une « identité »” (Laure Pitti, Grèves ouvrières versus luttes de l’immigration : une controverse entre historiens) et le terme hérite plus du racisme des centrales syndicales et des partis que de l’auto-identification. Cependant, il y a bien un « front de l’immigration » (Abdellali Hajjat, Le MTA et la « grève générale » contre le racisme de 1973) qui, tout en étant issue et constitutive des luttes des OS, a aussi une histoire et des conditions sociales propres. Ces luttes s’articulant tout autant autour des luttes “ouvrières” que dans les bidonvilles, contre le racisme, pour des foyers de qualité, pour le droit aux papiers, etc. Comme le rappelle Théorie Communiste :
La question et la distinction qui sont au cœur de cette « controverse » [sur luttes immigrées/grèves ouvrières] ne sont pertinentes que vis-à-vis d’un certain concept de prolétariat ou de classe ouvrière n’incluant aucune autre détermination que celle abstraitement isolée de la vente de la force de travail et présupposant la situation commune de tous les ouvriers. (Le Kaléidoscope du prolétariat, p.20)
C’est-à-dire qu’on ne peut comprendre l’identification raciale et les modalités de la lutte des classes qu’en sortant d’un modèle restreint et universalisant du rapport de classe. En dépassant une réduction économique (ou même sociologique) du prolétariat (et des autres classes par ailleurs), vers une définition de la lutte des classes qui verrait celle-ci comme un agencement politique de la domination capitaliste et des oppositions qui lui sont faites. Dans cet agencement, la “race” est à la fois autonome (elle répond à ses propres critères de domination, sa propre hiérarchisation et dynamique) et nécessaire à la segmentation de classe.
Les travailleurses arabes et africain.e.s des années 70 illustrent très bien cet état de fait à la fois en revendiquant à la fois la spécificité du régime raciste qui les attaque quotidiennement (“Nous appelons tous nos frères arabes à se mettre en grève pendant 24 heures pour protester contre le racisme et avertir tous les racistes que nous ne nous laisserons pas faire” écrit le MTA dans son appelle à la grève du 14 septembre 1973) et la nécessité d’une ligne classiste (“notre lutte est celle de tous les travailleurs de ce pays, Français ou immigrés” écrivaient-iels dans le même appel, leurs liens notables avec l’UNCLA est un autre exemple de la centralité des luttes ouvrières).
Cette structuration entre luttes des classes et identifications raciales (ou du moins, identification du racisme comme domination spécifique) n’est pas propre à la France. Si les groupes ethno-raciaux et les termes des conflits sont typiquement français, et traînent tout l’héritage colonial avec eux, la configuration des luttes ouvrières et contre les conditions raciales se retrouve aux USA bien sûr, mais aussi au Royaume-Uni, notamment dans l’Ouest londonien (Angry Workers of the World, Snap-Shots on West London Workers’ History) où se sont mêlées grèves de longues haleines, comme celle de Grunwick, et autodéfense antiraciste.
Si comme le notait Daniel Mothé dans Socialisme et Barbarie à la fin des années 50, la division raciale du travail produit la différence :
La désagrégation de la famille prolétarienne par la vie d’usine rend encore plus étranger le prolétaire français aux yeux d’un nord-africain. (…) La société veut les dépouiller de toute leur personnalité ; ils résistent et leur lutte devient une défense contre toute atteinte à cette personnalité. Leurs coutumes, leurs rites religieux deviennent par ce fait un signe distinctif auquel ils s’accrochent obstinément. (…) L’ouvrier français, s’il peut manifester une certaine sympathie aux nord-africains parce qu’ils sont aussi exploités, est profondément choqué par leur refus d’adaptation. Les nord-africains occupent des emplois subalternes, très rares sont les professionnels. Dans les ateliers d’outillage ils sont manœuvres ou OS. (Socialisme ou Barbarie, Les ouvriers français et les Nord-Africains, mars-mai 1957)
La particularité de ces identifications raciales ne s’explique pas seulement par la montée d’un racisme d’extrême-droite où la précarité des travailleurs algériens (de fait, les travailleurs sénégalais s’organisent aussi, les années 70 voient l’arrivée des regroupements familiaux duent au Bumidom et l’opposition au bureau lui-même). Il y a aussi en cette “période 70” une ségrégation raciale de l’espace à la fois urbaine et politique qui renforcera cette différenciation. Progressivement, la fermeture des bidonvilles immigrés et l’assignation à des sites dortoirs. Au départ pensé pour loger cette “aristocratie ouvrière” si chère au PCF de l’époque, l’arrivée des “travailleurs immigrés” n’est pas au goût des gestionnaires de gauche, même communistes (Olivier Masclet, La gauche et les cités). Ajoutons à cela le traitement particulier et spécifique que les syndicats (CGT et CFDT) donnaient aux conditions de travail des “travailleurs étrangers”, car comme le rappelle Théorie communiste “l’idée d’un “problème des immigrés” et sa mise en exergue montrent combien, du point de vue des centrales syndicales, les ouvriers étrangers sont identifiés avant tout comme des étrangers et non comtés comme ouvriers” (p.22), et on tient l’étrange cocktail qui fit apparaître ces mouvements pour l’autonomie en France, à peu près au même moment où les pays frontaliers européens (Italie, Espagne, Allemagne) développe aussi leur “autonomie”, mais à partir des conditions matérielles bien différentes.
Ces convergences européennes et internationales des luttes prolétariennes prennent bien des formes semblables (refus du travail, rixes de rues, illégalisme, grève des loyers, etc.), s’attaquent toutes à des facettes multiples du Capital qui ne se limitent pas à la simple organisation du travail dans les lieux de travail. Cela ne veut pas dire pour autant que la race serait complètement remplaçable par une analyse de classe. Il ne faut pas oublier que “c’est principalement dans et par la modalité de la race que s’expriment d’abord la résistance, l’opposition et la rébellion” [Stuart Hall, etc., Policing the Crisis: Mugging, the State and Law and Order, p. 347]. C’est-à-dire que si la lutte des classes au niveau global favorise, suite aux années 68, une prise d’autonomie du prolétariat par rapport aux principaux organes syndicaux et partisans, il faut comprendre la lutte effective comme le résultat de l’ordre racial. Seul cette approche peut permettre de comprendre les communications constantes entre les “travailleurs étrangers” et la politique de leurs pays d’origines, le rôle central des Comités Palestine dans la constitution de ces mouvements [Abdellali Hajjat, Les comités Palestine (1970–1972), p. 3], les luttes pour le logement (dans des foyers SONACOTRA héritiers de l’urbanisme colonial, de Nouméa à Alger, la répression urbaine orchestrée par la BAC à partir de 1971 dont l’histoire coloniale n’est plus à faire). Il y a de drôles d’air de continuum colonial dans cette lutte des classes métropolitaines.
Contrairement à ce que laisserait entendre le structuralisme marxiste d’une certaine ultra-gauche blanche en besoin de confirmer ses théories [Utérus versus Mélanine], « la “race” n’est pas seulement un élément des “structures” ; elle est un élément clé de la lutte des classes », c’est même, du moins en partie, « par le biais de la contre-idéologie de la race, de la couleur et de l’ethnicité que la classe ouvrière [noire dans l’original, je prends la liberté d’élargir aussi aux nord-africain.e.s] prend conscience des contradictions de sa situation objective et s’organise pour “en découdre” » [Stuart Hall, etc., Policing the Crisis: Mugging, the State and Law and Order, p. 347].
Complément :
Pour une histoire raciale de l’après « miracle économique » allemand, Selim Nadi