Traduction de la conclusion du livre la CNT en pie. Fundación y consolidación anarcosindicalista 1910–1931 de Carles Sanz, Edicions Anomia, 2010.
La CNT n’est pas née de rien en 1910, elle a en fait rassemblé des centaines d’initiatives individuelles et l’expérience de différentes formes d’organisation héritières des postulats bakouninistes de l’époque de la Première Internationale. Cette expérience associative était également liée à la pratique culturelle et à la réflexion idéologique qui accompagnaient jusqu’alors les sociétés dites de résistance.
Les différentes actions révolutionnaires menées avant la naissance de la CNT, comme la grève générale de 1902, que les historiens n’ont analysée que comme un échec, ont précisément servi à faire prendre conscience de la manière de s’organiser. Cette réflexion a été renforcée par les actions de la Semaine Tragique de 1909, lorsque les travailleurs des sociétés ouvrières ont interprété la nécessité de créer une organisation plus grande et d’envisager de l’étendre à toute l’Espagne. Lors du congrès fondateur de la CNT en 1910, ces prémisses étaient déjà prises en compte.
Le syndicalisme révolutionnaire, mis en pratique par la CGT en France au début du XXe siècle, n’apportait pas grand-chose de nouveau aux tactiques et stratégies que le prolétariat catalan, et surtout le prolétariat barcelonais, avait déjà mises en œuvre. L’apolitisme, le refus de la médiation de l’État dans les conflits du travail, c’est-à-dire l’action directe contre les patrons, les boycotts, le label [syndical], le sabotage et la structure fédéraliste des syndicats étaient autant de pratiques que les anarchistes catalans pratiquaient déjà. Comme le souligne Pere Gabriel “la formation de Solidaridad Obrera et, trois ans plus tard, la fondation de la CNT sont beaucoup moins le fruit d’une propagande doctrinale ou de débats théoriques que de la force, surtout en Catalogne, d’une culture politique ouvrière avec une grande expérience syndicale.”
Source : VV.AA, CNT 1910–2010. Cien imágenes para un centenario, Madrid, FAL, 2010, p. 107.
La fondation de Solidaridad Obrera en 1907 a été la création d’une alternative syndicale révolutionnaire différente de tout ce qui avait existé jusqu’alors, et surtout parce qu’elle offrait des outils utiles pour les luttes et les conflits revendicatifs, elle était naturellement l’héritière des courants libertaires qui ont débuté avec la Première Internationale. Il existe un fil conducteur, non clairement analysé jusqu’à aujourd’hui [2010], qui relie les mouvements anarchistes du XIXe siècle à la naissance de la CNT. Lors de ce Congrès fondateur de 1910, les conditions étaient déjà réunies pour une consolidation organique qui avait fait défaut jusqu’alors aux différents courants du mouvement ouvrier anarchiste.
Le passage du syndicalisme révolutionnaire à l’anarcho-syndicalisme est une transformation lente dans laquelle la consolidation et la solidification organique sont les principales prémisses pour mener à bien un processus de radicalisation. En ce sens, comme je l’ai déjà indiqué plus haut, pendant la croissance et l’expansion de la CNT, il fallait davantage de préparation et de coordination au niveau de l’État. En ce qui concerne l’agrarisme anarcho-syndicaliste et plus particulièrement la FNOA [Federación Nacional de Obreros Agricultores, syndicat anarchiste andalous, qui dédenfait un communisme agraire], celle-ci en 1914 était en avance sur la CNT lorsqu’elle a déterminé que l’éducation et la préparation du prolétariat devaient être non seulement des armes de lutte mais aussi des fonctions essentielles du syndicat. Lorsque la CNT reprendra ces aspects un peu plus tard, déjà très anarcho-syndicaliste, si l’on garde à l’esprit que l’éducation est la base de la révolution, elle aura a fait la transition d’un syndicalisme à l’autre.
Mais entre 1910 et 1918, le courant anarchiste pénètre lentement dans les syndicats de la CNT, et c’est grâce à la FNOA, comme nous l’avons dit précédemment, mais aussi aux groupes d’affinité, que son idéologie politique se remplit peu à peu de contenu. Le syndicat a cessé d’être une fin et est devenu un simple moyen de lutte contre le capitalisme. L’étape la plus importante a peut-être été franchie officiellement en 1918, bien qu’elle ait été réclamée depuis au moins la grève générale de l’année précédente, avec le passage des syndicats de métier aux syndicats de branche.
Ces accords structurels lui ont permis d’aller de l’avant en coordonnant et en appliquant le principe de solidarité, mais la différence à partir de ce moment-là était que l’union des travailleurs d’un secteur signifiait qu’il n’y avait pas de division entre les métiers. Elle ne tarde pas à mettre en pratique ces accords, en effet, l’année suivante, avec la grève de la Canadiense, elle met les patrons à l’épreuve avec la nouvelle structure de syndicat unique. D’une part pour être reconnu comme une centrale syndicale, mais aussi pour être un interlocuteur valide et pouvoir négocier directement. Cette pratique a été un succès, mais il faut dire aussi qu’elle a servi à faire sentir au patronat la nécessité de mettre fin à cette situation, le moyen a été de créer des forces para-policieres [pistolerismo] pour réprimer et en finir avec les éléments les plus représentatifs de l’anarcho-syndicalisme. Ce n’était pas leur seul recours, car ils ont également utilisé le lock-out, mettant des centaines de milliers de travailleurs au chômage, avec les terribles conséquences qui ont suivi.
La transformation définitive pour délimiter l’idéologie anarchiste a eu lieu au Congrès de la Comédie de Madrid en 1919. En effet, pour la première fois dans une assemblée, l’anarchisme est mentionné et dans un de ses accords, il est déclaré que le but poursuivi par la CNT est le communisme libertaire. Quoi qu’il en soit, ce concept n’a pas eu de contenu idéologique clair avant le Congrès de Saragosse en 1936, presque à la veille de la plus importante expérience autogestionnaire de tous les temps par un syndicat.
Malgré la structure organique créée en 1919 avec les syndicats de branche, les travailleurs ont toujours le sentiment que la fédération locale est l’élément organisationnel le plus proche de leur imagination, surtout lorsqu’il s’agit de penser à une future société anarchiste. Cette fédération locale était le point stratégique pour établir des liens avec le lieu où ils vivaient, c’est-à-dire dans leur quartier, et où il y avait généralement un “comité de quartier”. C’est là que se déroule une grande partie de la vie du travailleur, avec sa famille, ses amis, ses voisins et ses camarades de l’usine et du syndicat, c’est-à-dire un espace de lutte bien défini et délimité, non étranger à la confrontation avec les forces qui l’oppriment.
Le lien de l’ouvrier avec cet espace lui permettait non seulement de transmettre et d’apprendre de première main des informations sur les stratégies de protestation, mais aussi de pratiquer la solidarité dans un triangle où, outre le syndicat et l’usine, l’autre sommet était occupé par la sphère culturelle, qui pouvait être l’athénée, la bibliothèque sociale, l’école rationaliste ou tout groupe idéologique ou association anarchiste qui tentait de rompre avec les modèles traditionnels de la société. D’une certaine manière, c’est une pratique [lengua] que l’anarcho-syndicalisme étendait bien au-delà du syndicat, mais pour la plupart des gens c’était aussi la CNT ou du moins ils pensaient qu’elle en faisait partie. Quand on parle de la société libertaire parallèle, c’est éventuellement celle où le syndicat et la commune libre seraient les deux organes fondamentaux quand il s’agirait de vouloir mettre en œuvre le communisme libertaire.
Je ne veux pas manquer de souligner encore une fois l’importance des groupes d’affinité anarchistes dans leur relation avec les syndicats, cette société parallèle que nous avons évoquée y était pour quelque chose, d’une certaine manière elle lui donnait un sens et aussi un contenu. Les cénétistes n’ont pas attendu juillet 1936 pour mettre en pratique l’idéal anarchiste, mais l’avaient déjà intégré dans leur travail quotidien. Les groupes anarchistes appliquaient leur idéologie à tous les domaines de la vie, c’est-à-dire à la famille, aux camarades et au travail, mais aussi aux loisirs et à l’éducation. Une culture qui allait bien au-delà de la résistance au capitalisme. Il faut également souligner le rôle de la presse, comme nous l’avons déjà noté, dans laquelle la CNT et son organisation étaient débattues et réfléchies ; c’était un outil indispensable qui non seulement informait mais aussi influençait l’avenir du centre anarcho-syndicaliste.
Une autre des questions en suspens à développer est celle de la violence ouvrière, généralement mal traitée par les historiens, et qui est précédée par l’ère du terrorisme individualiste de la fin du XIXe siècle avec le slogan de la “propagande par le fait”. Ce dernier “pourrait se résumer aussi simplement à l’expérimentation de toutes les formes possibles de lutte, qu’elles utilisent ou non la force, pour réaliser la Révolution sociale”. A l’époque du pistolérisme, surtout dans les années 1920, l’intransigeance des patrons comme cause de l’agitation sociale et le rôle qu’ils jouent auprès du gouvernement n’ont pas encore été traités comme décisifs pour provoquer la réponse anarcho-syndicaliste. Il n’y avait aucune autre option politique que la violence anarchiste et anarcho-syndicaliste pour survivre.
La pluralité des idées qui ont émergé au sein de la CNT après la Conférence de Saragosse en 1922 n’était ni plus ni moins que les différentes manières de comprendre l’organisation. Les différents secteurs ou courants, appelés modérés et radicaux, poursuivent la confrontation et la réflexion idéologiques également dans les années 30. Ce débat a atteint son apogée après juillet 1936, notamment dans la relation entre le syndicalisme et l’anarchisme, et même alors, le débat a continué, bien que dans des circonstances complètement différentes comme l’était l’expérience de transformation sociale de la société [Révolution espagnole].
Les différentes actions insurrectionnelles révolutionnaires des années 30, bien que certaines aient commencé plus tôt, comme celle de Vera de Bidasoa en 1924, sont le résultat de la mauvaise intégration de la CNT pendant la Seconde République, déçue de voir que les réformes promises n’étaient pas réalisées. Ils en attendaient peut-être trop. Voyant qu’il n’y avait que l’établissement d’une démocratie bourgeoise, les anarcho-syndicalistes ont continué leur lutte pour surmonter cette société capitaliste. La CNT a entretenu des relations difficiles et tendues avec la République, ce qui explique probablement pourquoi des milliers et des milliers de membres de la CNT ont été emprisonnés pendant la période républicaine.
Pendant la guerre civile, l’activité syndicale a connu un tournant radical et ses comités ont agi contre leurs propres principes, comme l’a compris la majorité de leurs militants, en critiquant les pactes que certains de leurs membres les plus éminents ont conclus avec les partis et institutions politiques. Les cénétistes étaient favorables à la révolution et à l’établissement rapide d’un communisme libertaire. Ces désaccords entre la base et les comités vont marquer l’avenir de la CNT à partir de ce moment-là.
Analyser la Confédération nationale du travail en tant qu’organisation de travailleurs, en l’occurrence l’une des plus importantes du monde, c’est entrer dans les relations et les interrelations de collectifs et de groupes humains, en l’occurrence de travailleurs, qui, presque dès la naissance de la confédération, ont rejeté l’ordre social établi et qui ont lutté et luttent encore pour une révolution visant à établir une société plus libre et plus égalitaire.
La complexité et la richesse de ce phénomène, qui a emporté des milliers et des milliers de travailleurs au cours des 100 dernières années, ne peuvent évidemment pas être résumées en quelques pages. Nous n’avons analysé ici que la partie la plus politique. Autour de la CNT et du mouvement anarchiste, un éventail de culture et de vie parallèle s’est créé, comme nous l’avons déjà souligné, avec pour dénominateur commun l’anti-autoritarisme, ce qui nécessite également d’autres lectures complémentaires qui peuvent être consultées dans la vaste bibliographie existante.
Carles Sanz