Intersectionnalité et féminisme décolonial. Revenir sur la question — Yuderkys Espinosa Miñoso

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9 min readDec 24, 2020
Yuderkys Espinosa Miñoso

Je traduis ici un texte de Yuderkys Espinosa Miñoso publié sur Pikara Magazine. Je le reproduis ici sans l’accord du magazine ou de l’autrice. Tous les droits leur reviennent, et toutes les incohérences seront à imputées à la présente traduction.

Le féminisme anticolonial et antiraciste se vend aujourd’hui comme des petits pains chauds à tous les coins de rue. Si cela nous remplit de satisfaction, je dois admettre qu’une angoisse m’envahit. À mesure que le mouvement s’étend, nous sommes confrontés à un problème latent : le risque que nous encourons est celui d’une perte d’identité et de radicalité, un processus par lequel nombre des hypothèses critiques qui nous ont encouragées et guidées dans les combats que nous avons menés contre le féminisme blanc semblent se diluer ou se perdre avec le temps. Je me demande dans quelle mesure ce processus d’expansion d’une conscience décoloniale finit par être plus nominatif que substantiel.

Quand je suis arrivée au féminisme, j’ai vu comment une poignée de féministes noires se sont réunies aux alentours de 1992 pour créer un réseau qui les réunissait, tout en blâmant le féminisme pour le manque de femmes noires dans leurs espaces. Ce mouvement de courte durée n’a pas connu d’escalade une fois qu’une bonne partie de ses principaux dirigeants ont réussi à s’insérer dans le féminisme mainstream et son marché du travail, au sein des institutions étatiques et de la coopération internationale. Un peu plus d’une décennie plus tard, et déjà dans un nouveau siècle, certaines des participantes ou témoins de 1992 ont été contraintes de revenir sur la question et nous l’avons fait en rendant l’analyse plus complexe et en révisant le programme politique à suivre. Je dis que nous avons été forcées par les circonstances, après avoir persisté à faire partie du mouvement féministe unifié et sous le slogan de la sororité des femmes, nous avons fini par nous rendre compte du mensonge. De là est né un geste radical qui a permis une critique forte du féminisme hégémonique et contre-hégémonique (d’où certaines d’entre nous sont originaires) en observant ses complicités avec l’eurocentrisme, donc avec le racisme et la colonialité. Dans ce processus de détachement, nous avons décidé de nous engager activement dans la promotion d’un mouvement de féministes non blanches capables de faire face à la compréhension féministe la plus répandue et à son programme de libération. Nous avons fait connaître ce nouvel élan sous le nom de féminisme décolonial ou de féminisme antiraciste. Mais entre-temps, de nouvelles nomenclatures sont apparues ou ont été réappropriées : féminisme noir, afro-féminisme, féminisme intersectionnel, etc.

Cette dernière dénomination recrée ce qui est peut-être l’une des contributions les plus importantes et les plus connues du féminisme noir : l’intersectionnalité. Cette perspective est que nous avons revendiqué, nous les féministes racisées et, de plus en plus et de manière inattendue, les féministes de toutes sortes. Cependant, avec le temps, celles d’entre nous qui l’ont introduit dans la politique féministe latino-américaine, celles-là mêmes qui se sont consacrés à son étude rigoureuse, voient une utilisation de plus en plus répandue du substantif “intersectionnalité” pour justifier des lectures de la réalité, qui sont à mon avis de plus en plus éloignées de celles qui, depuis les années 70, ont entamé le processus de réflexion grâce auquel Kimberle Crenshaw a fini par inventer le terme. Si les premières féministes antiracistes décoloniales d’Amérique Latine et des Caraïbes avaient déjà observé les avantages et les faiblesses de l’analyse intersectionnelle, nous avons vu ces dernières années comment ces problèmes se sont intensifiés à travers une réception, à mon avis, déformée, qui donne une continuité à l’histoire et aux programmes féministes initialement produits par le féminisme blanc que nous avons essayé d’affronter, mais qui apparaît maintenant déguisé sous des discours ou des autos-identifications qui prétendent reprendre cette perspective.

À cela, il faut ajouter un nouveau problème que nous n’avions pas prévu, le féminisme noir ou l’afro-féminisme contemporain, lorsqu’il est nommé d’après une identité, entraîne avec lui le problème de la politique identitaire. En bref, il s’agit de la fausse croyance selon laquelle il existerait une unité entre l’expérience, la politique et le désir. Bien que l’intersectionnalité ne doive découler que des corps racisés, cela n’implique pas forcément l’inverse : tous les corps racisés ne doivent pas développer “naturellement” cette perspective. Certaines d’entre nous ont passé des années à l’étudier, à l’appliquer, à apprendre de l’expérience en observant ses évolutions et ses limites. La maîtrise de l’intersectionnalité va au-delà de la citation de noms légendaires dont nous n’avons pas pris le temps d’étudier les œuvres en profondeur car, si nous le faisions, nous ne les citerions sans doute pas, tant leurs positions sont différentes de celles que nous tenons.

Nous sommes à un moment où les blanc.he.s, femmes et les personnes ne respectant pas les normes de genre et de sexualité, ainsi que les camarades racisé.e.s ou subalternes, parlent indistinctement d’intersectionnalité et prétendent même l’enseigner alors que l’on voit avec regret comment iels laissent intacts l’analyse et la politique féministes à laquelle iels étaient venus s’opposer. L’intersectionnalité n’est pas une identité, elle ne tombe pas du ciel, elle n’est pas héritée, elle n’est pas une condition naturelle appartenant à un groupe. Cette idée qu’un sujet, par sa condition même, porte ou représente naturellement un projet politique est une grave erreur qu’il faut éviter. L’intersectionnalité ce n’est pas non plus faire de la recherche ou travailler avec les populations indigènes, afro ou populaires ; en fait, ce travail a toujours existé. Si en disant intersectionnalité le discours féministe reste intact, si l’argument, l’analyse, le traitement se limite à appliquer le maximum de convictions et de vérités féministes (blanches) à la compréhension du monde d’en bas, et à doubler la mise en pariant que là tout s’intensifie, on comprend très mal la tâche.

L’intersectionnalité nous conduit au contraire à une nouvelle forme d’interprétation qui abandonne le point de vue féministe bien connu et centré sur le genre pour en adopter un plus complet. L’échec des principaux systèmes critiques d’interprétation de l’ordre social — marxisme, féminisme, théorie critique de la race — consiste dans le fait que chacun de ces systèmes tente de donner une interprétation basée sur ce qu’il suppose être l’axe de la domination fondamentale. Quand on part de cette supposition, on construit une fausse unité de la chose définie par cet axe ou cette catégorie, en même temps qu’on construit une fausse idée de l’autonomie de la catégorie. Mais il y a une inséparabilité de la domination et de l’expérience de la domination qui dépasse la méthode catégorielle qui tente de l’expliquer.

Mais attention, comme nous le dit María Lugones, l’intersectionnalité ne résout pas le problème, elle ne fait que le montrer. L’intersectionnalité peut donner la fausse impression qu’au-delà de l’intersection, ces ensembles existent et fonctionnent indépendamment. La réalité est que l’ensemble “genre”, par exemple, est une production historiquement pensée et vécue par les femmes blanches et tout ce qui en sort est pensé à partir d’elles. Par conséquent, toutes les vérités, les positions, les stratégies élaborées à partir de la catégorie du genre, ne sont PAS utiles pour penser les conditions de notre domination en tant que racisées. C’est pourquoi faire de l’intersectionnalité, ce n’est pas prendre ces interprétations et les reproduire pour les femmes noires, en soulignant que “outre le racisme, nous sommes affectés par l’ordre du genre”. Affirmer cela, ce n’est pas comprendre que le genre est toujours conditionné par la colonisation et la structuration raciale du monde.

Pour qu’on puisse bien comprendre de quoi je parle, je voudrais donner un exemple. Une grande majorité des féministes qui dit aujourd’hui avoir une vision intersectionnelle ou antiraciste (y compris les féministes noires), ainsi qu’une partie du milieu universitaire et institutionnel, ont en effet intégré une sensibilité au racisme. Cela n’a toutefois pas signifié l’abandon du point de vue du féminisme blanc lorsqu’il s’agit des problèmes que la théorie et le programme féministe ont définis comme étant les leurs. On trouve donc des féministes qui sont choquées par le meurtre de George Floyd ou par le fait que l’État chilien a laissé Machi Celestino mourir durant sa grève de la faim à cause d’une sentence injuste. Ce sont ces mêmes personnes qui s’horrifient parce que les prisons sont pleines d’habitants des bidonvilles, d’hommes noirs et autochtones, de migrant.e.s des pays pauvres du Sud dans le Nord Global, et de personnes racisées en général. Disons que, face à ces problèmes qui découlent manifestement de l’analyse critique du racisme, il semble y avoir un consensus d’indignation généralisée au sein de nos mouvements féministes et de gauche.

Or, il est hautement contradictoire que ce soient ces mêmes personnes qui vont axer leurs revendications de justice pour les femmes sur une condamnation exemplaire (par les tribunaux ou par l’escrache et l’exclusion sociale) de ceux qui ont commis toute sorte de faute contre les “femmes”, de la plus petite faute à la plus cruelle et impitoyable comme le meurtre. La justice féministe exigera davantage de prisons, un plus grand contrôle de la police et des peines plus lourdes contre les violeurs, les agresseurs, les meurtriers, les trafiquants, etc. En ce qui concerne les délits mineurs, le niveau de cruauté ne sera pas moindre, même s’il passe par la médisance et par la persécution publique. Pour la justice féministe, tous les hommes sont également suspects, quels que soient leurs origines ethno-raciales, leur statut social, leur milieu. S’il a déjà été admis que les femmes ne font pas une, cela ne semble pas affecter le traitement des membres masculins de l’espèce. Ils recevront tous le même traitement… du moins en théorie. Car, il faut se souvenir des faciès les plus visibles et les plus représentatifs de ces hommes, les agresseurs, les violeurs, les meurtriers, les trafiquants de drogue… dans leur grande majorité sont des hommes racialisés.

Toutefois, au-delà du système judiciaire injuste et raciste qui condamne les pauvres et libère les puissants, au-delà de la condamnation d’innocents juste pour leur faciès, ces hommes sont là parce qu’ils ont commis un crime, et non parce qu’ils sont des saints. Nous garderons cela à l’esprit lorsqu’il s’agira de les condamner et de demander justice parce qu’ils ont touché une femme, mais en réalité il semble que nous oubliions cela ou que nous décidions de lui donner un autre traitement lorsque nous nous indignons parce que les prisons sont pleines d’hommes noirs et indigènes. Alors que dans un cas, nous ne cessons de demander leur tête, dans un autre, nous nous indignons d’un système qui les condamne systématiquement à être la scorie sociale. Comme si ils étaient des sujets différents, pourtant non, c’est en fin de compte le même sujet racialisé qui dans un cas produit de l’empathie pour être victime d’un ordre social qui le condamne, et dans un autre ne mérite que notre fureur, notre répudiation et notre condamnation ; si avant nous étions horrifiées par l’action de la police maintenant nous sommes les bourreaux qui annoncent sa mort, criant à l’État et à la police d’agir.

Comment explique-t-on cela ? C’est justement ce contre quoi l’intersectionnalité nous met en garde. L’idée est que nous répondons en fonction de la définition et du traitement du problème développé à partir de chacun de ces ensembles analytiques produits depuis d’une catégorie centrale. Chaque problème a été défini à partir d’un système d’interprétation et c’est à partir de celui-ci que le type de réponse, d’attitude ou de solution au problème sont définis. Quand nous traitons des problèmes classiques de la lutte antiraciste, nous appliquons seulement le traitement qui découle de ce programme d’interprétation et d’action, quand il s’agit des “femmes”, nous appliquons l’analyse et le programme politique du féminisme… blanc !

Alors soyons claires : soit nous convenons qu’ils devraient tous être tués ou emprisonnés, soit nous commençons à réfléchir sérieusement aux processus qui constituent cette masculinité violente qui, bien sûr, va au-delà de l’analyse de genre, parce qu’il ne s’agit pas seulement du fait qu’on leur donne ou non des balles et des armes dans leur enfance, il s’agit de conditions structurelles historiques qui façonnent leur subjectivité.

Le défi posé par l’intersectionnalité implique l’abandon progressif de la vision catégorielle et sommative, pour une vision plus alchimique où l’ordre du genre est toujours racialisé et médiatisé géopolitiquement ; une vision où ces traitements se confondent, en produisant une nouvelle vision, loin des formulations auxquelles le féminisme nous a déjà habitués. Cela nous permet d’avancer vers une politique et de forme très différente selon la place que nous occupons collectivement dans la matrice de domination et, concomitamment, la manière dont nous agissons pour l’affronter. Nous ne devons pas l’oublier dans l’analyse ou dans la définition de stratégies visant à freiner les problèmes auxquels nous sommes confronté.e.s d’un point de vue non dominant, et depuis la position de celleux qui sont les plus touché.e.s par la colonisation.

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