La gauche traditionnelle et la religion :
La gauche, notamment française a traditionnellement toujours cultivé une condamnation indifférenciée de toute religion. Cette position héritée des Lumières¹, mettant en avant un rationalisme face a des institutions dites oppressives, s’articule d’abord autour d’une critique de certaines contradictions internes au christianisme européen. Loin d’être futile, cette critique a permis de ne plus ignorer les qualités autoritaires et assujettissantes de l’organisation religieuse chrétienne, et l’on ne peut douter des crimes et violences commis par et pour l’Église catholique et autres tendances, protestantes notamment.
Pourtant, il est clair que cette critique, se voulant universalisante², oublie dans les grands ensembles, les religions régionalisées, provincialisées, politisées.
Bien que les différents mouvements politiques des années 60 aient pu, dans une certaine mesure, remettre en question la centralité pour la gauche traditionnelle, d’un sujet politique unique et unifié (la classe ouvrière), cette ouverture vers “les marges” sociales ne s’est pas vue appliquée au fait religieux. Ou pour mieux le dire, l’intégration du paramètre religieux comme outil politique n’a été intégré dans les luttes sociales que de façon très inégalitaire. On peut constater cela sous différents aspects. Pour ne prendre que des aspects qui ont un impact politique encore aujourd’hui dans des centres coloniaux de la francophonie, ce rejet abstrait de la religion empêche de nécessaires solidarités avec les communautés musulmanes (l’antiracisme revendiqué n’est en effet pas capable de compenser une position qui voudrait voir l’un des aspects identitaires institué comme marqueur racial, l’Islam), la reconnaissance des intelligences autochtones, ou encore l’intégration de politiques éco-féministes.
Pourtant, déjà Marx lui-même notait le caractère de classe des révoltes paysannes protestantes, allant jusqu’à faire de Müntzer un des précurseurs du communisme est très largement ignoré par la gauche anti-cléricale³.
Anti-rationalisme ou rationalité située?
Lorsque l’on discute le rôle politique de la religion, il semble impossible de sortir de l’emprise de la rationalité universaliste. Ou du moins, de son apparente nécessité à être discutée à tout moment où son absolu semble être limité.
Seulement, certain.e.s l’ont annoncé depuis longtemps⁴, la rationalité a des fonctions toutes relatives. Ou pour le dire autrement, est toujours le produit de pratiques sociales situées historiquement et politiquement. Il ne s’agit donc ni de dire que pas toutes les sociétés ont (eu) accès au même type de rationalité, ni que certaines sociétés n’ont pas eu accès à la rationalité du tout. Et il ne s’agit pas n’ont plus de dire que toutes les différentes rationalités se valent⁵, ni que des traits communs suffisent à pouvoir les comparer.
En suivant cette ligne on peut tenter de comprendre la religion ou le spirituel comme des systèmes de références soutenant des rationalités. Malgré l’aspect contre-intuitif que peut avoir cette tentative, il n’est pas inintéressant de la poursuivre. Les traditions athées ou antireligieuses ont déjà eu de longues discussions sur la séparation entre Science et Religion. La proposition de Stephen Jay Gould de les voir comme des magistères ne se recouvrant pas⁶ est intéressante en ce qu’elle redonne à la Religion une place dans la production de savoirs. Cependant comme il a déjà été noté, les “rationalismes”⁷ et les “spiritualités” ne sont pas deux entités entièrement différentes. Comme le dit si bien Maurice Bloch, le fait religieux n’a, à bien y regarder, que peut de différence avec des choses que les humains pratiquent au quotidien⁸. Cette distinction de Gould ne déstabilise pas non plus les a priori que nous avons selon lesquels la Science serait rationnelle, voire même la rationalité incarnée, et la Religion un obscurantisme. J’irais donc plus loin, sans perdre de temps à commenter l’obscurantisme dans lequel la Science a longtemps baigné⁹, je voudrais défendre que les faits religieux et leurs idéologies sont emprunts de logiques propres, mais aussi d’ambivalences. Il est clair que la catégorie de l’Homme qu’a produit la doctrine chrétienne lors de la première vague de colonisation occidentale¹⁰ n’a pas été une idéologie libératrice, mais son radical opposé dans la sphère doctrinaire du christianisme, la théologie de la libération, n’est pas moins chrétien, religieux et spirituel. L’une et l’autre de ces deux doctrines ont bien une rationalité propre, une instrumentalisation du champ des idées, des catégories chrétiennes à des buts (clairement politique ici) précis. Les différentes vérités¹¹ que celles-ci ont produites ne sont pas irrationnelle, ni antirationnelles, bien au contraire elles ont chacune servi de programme pour de nombreuses entreprises scientifiques de leurs époques respectives¹².
Sans aller jusqu’à suivre complètement Jean Pouillon en disant que “seul l’incroyant croit que le croyant croit”, c’est-à-dire que le croyant est dans le faux, la désillusion¹³, on peut tout de même dire que la personne spirituelle ne développe pas sa foi religieuse, ou ses pratiques, de la façon dont le schématise l’anticléricalisme. Ne serait-ce que parce que la Religion n’est tout simplement ni “l’opium du peuple”¹⁴ ni “l’asile de l’ignorance”, elle est “un fait social total” avec un fort potentiel politique et identitaire, qui compromet jusqu’à son analyse critique.
Féminismes, sorcières, déesses: la spiritualité comme pratique politique
A titre d’exemple, je choisis de discuter la manière dont le mouvement des femmes et le féminisme¹⁵ ont récupéré le symbole de la sorcière, des religions “animistes”, au point de réinventer une spiritualité politique.
Tout d’abord il convient de remettre la sorcellerie dans son contexte. L’image de la sorcière, c’est-à-dire de la femme qui détient un savoir et un pouvoir, a longtemps été associée à la cruauté, a cet “Autre” féminin animé par une volonté néfaste. La réalité de la répression du savoir des femmes a été mise en avant par les luttes féministes de la fin du siècle dernier¹⁶. Appeler “savoirs” ce qui constitue les connaissances que mettent en pratique les sorcières, c’est reconnaître qu’elles ont un effet concret sur la réalité, qu’elles savent la représenter (la réalité), mais aussi qu’elles ont une histoire sociale et matérielle.
Toutes les sorcelleries ne se ressemble pas (évidemment, elles sont situées). Cependant, Favret-Saada a su montrer, au moins dans le contexte du bocage français, que les enchantements et désenchantements ont des rôles thérapeutiques précis¹⁷ (et par ailleurs assez efficace lorsque l’ensorcelé.e sait se prendre/perdre dans la pratique de désensorcellement). Pour les féministes, les objectifs peuvent être tout autre cependant. Des réappropriations de représentations de déesses¹⁸, beaucoup se sont tournées vers la sorcellerie. Dans le discours contemporain des sorcier.e.s, bien que se revendiquant d’une histoire militante jouant du symbole de la déesse¹⁹, il ne s’agit plus tant de s’essentialiser stratégiquement, mais plutôt d’ouvrir des options communautaires²⁰.
C’est en réalité de la lutte que vient cette identification. Au même moment que les écoféministes, de l’autre côté de l’Atlantique, les féministes italiennes scandaient déjà “Tremate…tremate! Le streghe son tornate!” [Tremblez… tremblez! Les sorcières sont de retour!]. Encore avant, en 1968, se formait le WITCH (Women’s International Terrorist Conspiracy from Hell), branche majoritairement socialiste issue d’un groupe de féministe radical new yorkais.
Le Witch Bloc aujourd’hui encore en France représente l’héritage de ces luttes. En réalité, ces pratiques ne sont pas exclusivement spirituelles, elles montrent de par leur existence, les superpositions que peuvent avoir les pratiques religieuses et d’autres pratiques sociales. Il ne s’agit pas de rejeter comme étant oppressif un des aspects les plus créatifs des sociétés humaines, mais d’être sensible à ses diverses fonctions et à ses composantes les plus émancipatrices. Certain.e.s contesteront évidemment le terme “émancipateur” dès lors qu’il s’agit de religion ou de spiritualité. Mais dès lors que ces pratiques spirituels ont pour objectif concret le désassujettissement des agents politiques, d’une tentative de “faire communauté” et de sortir de ce “désenchantement du monde”, si ce n’est de produire de nouvelles formes de savoir qui ne correspondent pas aux lignes du rationalisme européen contemporain.
Notes
[1] Les idées reçues « sécularisent » un peu vite les positions diverses des Lumières. Cependant comme l’indique Sylvia Wynter, la pensée des Lumières, du moins sous son aspect racial, est elle-même héritière du Christianisme colonial et conquérant. Il y a donc une certaine ironie à la position de la gauche blanche face a la religion.
[2] Comme la grande majorité des critiques menées par la gauche traditionnelle, perdue dans ses grandes catégories homogènes.
[3] Les paraphrases théologiques de Marx situent d’ailleurs spécifiquement ses analyses critiques de la religion. Encore une fois le lien entre la gauche et l’esprit religieux est très largement omis, peut-être pour éviter toute autocritique, ou se sentir salie par ce péché qu’est le religieux.
[4] Principalement les philosophes, comme Protagoras, mais aussi évidemment par les militant.e.s et les anthropologues. On pensera a E. E. Evans-Pritchard, ou encore le fameux débat entre Marshall Sahlins et Obeyesekere pour l’anthropologie, et aux critiques féministes mettant en avant la fausse dichotomie moderne qui classait les femmes dans le naturel et l’irrationnel. Antérieurement, la cohabitation de rationalités plurielles — coloniales et amérindiennes — a aussi été soutenue au sein des ordres religieux, de Bartolomé de Las Casas jusqu’à Xavier Albó.
[5] En réalité la position qui sera prise ici est de critiquer la rationalité occidentale, masculiniste et scientiste. Cette position ce doit, en suivant Donna Haraway, de ne tomber ni dans le positivisme, ni dans le relativisme.
[6] Le nom anglais de cette idée est “non-overlapping magisteria”.
[7] J’appellerais “rationalisme” les tendances qui en refusant de reconnaitre l’aspect situé de la rationalité, hiérarchise les savoirs en plaçant la rationalité “forte” entre les mains de la Science.
[8] Il convient de noter que pour Bloch la religion n’est pas réellement “logique” ou “intuitive”. Cela va, a priori, a contre sens de mon argumentaire. Mais je suivrais Bloch lorsqu’il dit que le reste des sociétés n’ont pas plus de sens. Je suis en total accord avec cette idée. En réalité, je ne pense pas non plus que les rationalités soient intuitives, elles ne le sont que dans le contexte propre a leurs principes.
[9] Toutes ces classifications raciales, de sexe, de sexualité, cet “ordre des choses”. Mais l’on retrouve aussi de nombreux faits qui n’ont pas avoir avec la classification humaine. L’exploitation animale, le développement de la force nucléaire, de l’agrochimie, du complexe militaro-industriel, ne sont pas non plus des aspects très reluisant de la Science.
[10] Sylvia Winter, Unsettling the colonialty of Being. Elle nomme cette catégorie “Man1”
[11] J’appelle “vérités” au pluriel, non pas, évidemment, cette vérité unique et immuable, cet absolu qu’un réalisme abstrait revendique sans questionner, mais ces choses (discours, conceptions du monde, etc.) que les situations matérielles permettent à différents groupes et agents de produire comme “vérité”. Il s’agit plus de reconnaître l’ambiguïté et la diversité des conditions matérielles et des régimes de savoirs, que de relativiser chaque idée comme étant vraie.
[12] A nouveau Wynter indique cette influence du christianisme sur la définition post-chrétienne de l’Homme (“Man2”). La théologie de la libération, au même titre que la théologie Ubuntu dans le context propre à l’Afrique du Sud, a toujours une certaine influence, notamment au travers d’Enrique Dussel, sur le développement du tournant décolonial (“decolonial turn”). Loin de n’être qu’une idéologie politique réactionnaire - comme s’empresse à de le dire publiquement les intellectuel.les français.e.s elleux-même bien réactionnaires par ailleurs - , elle est aussi une entreprise scientifique et épistémologique qui entreprend l’étude académique des formes de colonialités et leurs effets sociaux culturels.
[13] Bien qu’il faille tout de même penser à arrêter d’utiliser ces catégories pour critiquer “le religieux”. Tant de concepts du religieux font déjà partis du vocabulaire théorique et politique des militants de la gauche radicale (consubstantialité, subsomption, fétichisme, l’Homme, la sacralisation du prolétariat). En réalité, dès 1845, Max Stirner était en position de critiquer la transformation de l’Homme en Dieu, ainsi que tant d’autres réutilisation de concepts chrétiens par les radicaux de son époque. Ce sont en fait, tant “d’usages incrédules du religieux” comme les nomment Delecroix.
[14] Marx et la religion. Vous avez dit opium du peuple?
[15] Je fais ici une différence entre le mouvement des femmes et les féminismes. Tout d’abord car je tiens à définir les féminismes comme l’ensemble des luttes pour l’abolition de la hiérarchie des genres, mais aussi pour ne pas cautionner le privilège historique du mouvement des femmes sur “le féminisme” alors que ce même mouvement a bien souvent reproduit des hiérarchies de genre, tout en marginalisant tant de sujets politiques se revendiquant du féminisme mais refusant de porter allégeance à la seule “Femme” (je pense ici notamment aux féminismes de couleur, queers et/ou trans). De ce fait j’inclus aussi dans l’appellation “féminisme” des luttes (principalement dans le Sud Global) qui ne se donnerait pas ce nom ou qui ne s’en revendiquaient pas jusqu’à l’arrivé des politiques de “gender mainstreaming” des ONGs et autres organisations internationales occidentales.
[16] Dans leur maintenant classique Witches, Midwives, and Nurses, Ehrenreich et English montre comment le savoir médical masculiniste s’est formé à travers l’épistémicide des savoirs des femmes. Federici, dans Caliban et La Sorcière associe cette répression au développement du capitalisme. Encore aujourd’hui les accusations de sorcellerie permettent à la fois l’imposition d’un pouvoir masculin, et d’un civilisationnisme essentiel au développement du Capital. Pour plus sur l’image des femmes constituée à travers de la sorcière, Mona Chollet, Sorcières La puissance invaincue des femmes.
[17] Pour l’entendre en parler voir ici. Favret-Saada est elle-même devenue désensorceleuse.
[18] L’écoféminisme a souvent été accusé d’excès idéalistes et essentialistes. Mais d’autres ont plutôt reproché l’utilisation “Blanche” de ces représentations. Par exemple, Audre Lorde peut parfaitement critiquer Mary Daly, sans pour autant renoncer à faire référence à la déesse Afrekete comme représentation du pouvoir des femmes noirs. La même chose peut-être dit des féministes Chicanxs et de leur réappropriations de Notre-Dame de Guadalupe ou de La Malinche qui après leur histoire coloniale ont été utilisé comme archétype pour assujettir les femmes, l’une deviendra dans les mains des chicanxs un modèle de l’impossible pureté des femmes, l’autre de femme bouc-émissaire.
[19] Notamment de Starhawk.
[20]« Ma pratique sorcière est punk au sens idéologique du terme, et queer […] C’est la récupération d’un pouvoir qu’on ne te donne pas ». Avec les féministes adeptes de la sorcellerie