Traduction du texte Ten Blows Against Politics, par Il Pugnale et publié dans Green Anarchy #21, automne/hiver 2006.
1. La politique est l’art du contrôle
Pour que l’activité humaine ne soit pas libérée des entraves de l’obligation et du travail se révélant dans tout son potentiel. Pour que les travailleur.euse.s ne se rencontrent pas en tant qu’individu.e.s et ne mettent pas fin à leur exploitation. Pour que les étudiant.e.s ne décident pas de détruire les écoles afin de choisir comment, quand et quoi apprendre. Pour que les ami.e.s intimes et les parents ne tombent pas amoureux.euses et cessent d’être les petit.e.s serviteur.rice.s d’un petit État. Pour que les enfants ne soient que des copies imparfaites des adultes. Pour que la distinction entre les bons (anarchistes) et les mauvais (anarchistes) ne soit pas supprimée. Pour que ce ne soient pas les individu.e.s qui aient des relations, mais les marchandises. Pour que personne ne désobéisse à l’autorité. Pour que si quelqu’un.e attaque les structures d’exploitation de l’État, quelqu’un.e s’empresse de dire : “ Ce n’était pas l’œuvre des camarades.” Pour que les tribunaux bancaires, les casernes n’explosent pas. En bref, pour que la vie ne se manifeste pas.
2. La politique est l’art de la récupération.
Le moyen le plus efficace de décourager toute rébellion, tout désir de changement réel, est de présenter un homme ou une femme d’État comme subversif.ve, ou — mieux encore — de transformer un.e subversif.ve en homme ou femme d’État. Toutes les personnes d’État ne sont pas payés par le gouvernement. Il existe des fonctionnaires que l’on ne trouve pas au parlement ni même dans les salles voisines. Au contraire, ils fréquentent les centres sociaux et connaissent suffisamment les principales théories révolutionnaires. Ils débattent du potentiel libérateur de la technologie ; ils théorisent sur les sphères publiques non étatiques et le dépassement du sujet. La réalité — iels le savent bien — est toujours plus complexe que toute action. Aussi, s’iels espèrent une théorie totale, c’est uniquement pour la négliger totalement dans la vie quotidienne. Le pouvoir a besoin d’elleux car — comme iels nous l’expliquent eux-mêmes — quand personne ne le critique, le pouvoir se critique lui-même.
3. La politique est l’art de la répression.
De toustes celleux qui ne séparent pas les moments de leur vie et qui veulent changer les conditions données à partir de la totalité de leurs désirs. De tous ceux qui veulent mettre le feu à la passivité, à la contemplation et à la délégation. De tous ceux qui ne veulent pas se laisser supplanter par une organisation ou immobiliser par un programme. De tous ceux qui veulent avoir des relations directes entre les individus et faire de la différence l’espace même de l’égalité. De tous ceux qui n’ont aucun “nous” sur lequel jurer. De quiconque perturbe l’ordre d’attente parce qu’iel veut se lever immédiatement, pas demain ou après-demain. De cellui qui se donne sans contrepartie et s’oublie dans l’excès. De cellui qui défend ses camarades avec amour et détermination. De cellui qui n’offre aux récupérateurs qu’une seule possibilité : celle de disparaître. De celui qui refuse de prendre place dans les nombreux groupes de voyous et d’anesthésiés. De ceux qui ne veulent ni gouverner ni contrôler. De tous ceux qui veulent transformer l’avenir en une aventure fascinante.
4. La politique est l’art de la séparation.
Là où la vie a perdu sa plénitude, là où les pensées et les actions des individus ont été disséquées, cataloguées et enfermées dans des sphères détachées, là commence la politique. Ayant éloigné certaines des activités des individus (discussion, conflit, décision commune, accord) dans une zone à part qui prétend régir tout le reste, sûre de son indépendance, la politique est à la fois la séparation entre les séparations et la gestion hiérarchique de la séparation. Ainsi, elle se révèle comme une spécialisation, obligée de transformer le problème non résolu de sa fonction en présupposé nécessaire à la résolution de tous les problèmes. C’est pourquoi le rôle des professionnel.le.s en politique est indiscutable — et tout ce que l’on peut faire, c’est de les remplacer de temps en temps. Chaque fois que les subversifves acceptent de séparer les différents moments de la vie et de modifier les conditions spécifiques à partir de cette séparation, ils deviennent les meilleurs alliés de l’ordre mondial. En fait, alors qu’elle aspire à être une sorte de condition préalable à la vie elle-même, la politique souffle partout son souffle mortel.
5. La politique est l’art de la représentation.
Pour régir les mutilations infligées à la vie, elle contraint les individus à la passivité, à la contemplation du spectacle préparé sur l’impossibilité de leur action, sur la délégation irresponsable de leurs décisions. Puis, alors que l’abdication de la volonté de se déterminer transforme les individus en appendices de la machine étatique, la politique recompose la totalité des fragments en une fausse unité. Pouvoir et idéologie célèbrent ainsi leurs noces mortelles. Si la représentation est ce qui enlève aux individus la capacité d’agir, en la remplaçant par l’illusion d’être des participants plutôt que des spectateurs, cette dimension du politique réapparaît toujours là où une organisation supplante les individus et où un programme les maintient dans la passivité. Elle réapparaît toujours là où une idéologie unit ce qui est séparé dans la vie.
6. La politique est l’art de la médiation.
Entre la soi-disant totalité et les individu.e.s et entre l’individu.e et l’individu.e. De même que la volonté divine a besoin de ses interprètes terrestres, de même la collectivité a besoin de ses délégués. De même qu’en religion, il n’y a pas de relations entre les humain.e.s mais seulement entre les croyant.e.s, de même en politique, ce ne sont pas les individu.e.s qui se réunissent, mais les citoyen.ne.s. Les liens d’appartenance empêchent l’union car la séparation ne disparaît que dans l’union. La politique nous rend tous égaux car il n’y a pas de différences dans l’esclavage — égalité devant Dieu, égalité devant la loi. C’est pourquoi la politique remplace le dialogue réel, qui refuse la médiation, par son idéologie. Le racisme est le sentiment d’appartenance qui empêche les relations directes entre les individu.e.s. Toute politique est une simulation participative. Toute politique est raciste. Ce n’est qu’en démolissant ses barrières dans la révolte que chacun pourra se rencontrer dans son individualité. Je me révolte, donc nous sommes. Mais si nous le sommes, adieu la révolte.
7. La politique est l’art de l’impersonnalité.
Chaque action est comme l’instant d’une étincelle qui échappe à l’ordre de la généralité. La politique est l’administration de cet ordre. “Quel type d’action voulez-vous face à la complexité du monde ?” C’est ce que se demandent ceux qui ont été engourdis par la double somnolence d’un Oui qui est non et d’un Plus tard qui est jamais. La bureaucratie, fidèle servante de la politique, c’est le rien administré pour que personne ne puisse agir, pour que personne ne reconnaisse sa responsabilité dans l’irresponsabilité généralisée. Le pouvoir ne dit plus que tout est sous contrôle, il dit le contraire : “Si je ne parviens jamais à trouver les remèdes à ce problème, imaginons-le comme autre chose”. La politique démocratique est désormais fondée sur l’idéologie catastrophiste de l’urgence (“ou nous ou le fascisme, ou nous ou le terrorisme, ou nous ou l’inconnu”). Même lorsqu’elle est oppositionnelle, la généralité est toujours un événement qui n’arrive jamais et qui annule tous ceux qui arrivent. La politique invite chacun à participer au spectacle de ce mouvement immobile.
8. La politique est l’art du report à plus tard.
Son temps est l’avenir, c’est pourquoi elle emprisonne tout le monde dans un présent misérable. Tous ensemble, mais demain. Celui qui dit “moi et maintenant” ruine l’ordre de l’attente avec l’impatience qui est l’exubérance du désir. Attendre un objectif qui échappe à la malédiction du particulier. Attente d’une croissance quantitative adéquate. Attendre des résultats mesurables. Attendre la mort. La politique est la tentative constante de transformer l’aventure en avenir. Mais ce n’est que si je résous le “moi et maintenant” qu’il pourra jamais y avoir un nous qui ne soit pas l’espace d’un renoncement mutuel, le mensonge qui fait de chacun de nous le contrôleur de l’autre. Toute personne qui veut agir immédiatement est toujours regardée avec suspicion. Si elle n’est pas une provocatrice, dit-on, elle peut certainement être utilisée comme telle. Mais c’est le moment d’une action et d’une joie sans lendemain qui nous porte jusqu’au lendemain matin. Sans l’œil fixé sur l’aiguille de l’horloge.
9. La politique est l’art du compromis.
En attendant toujours que les conditions mûrissent, on finit tôt ou tard par s’allier avec les maîtres de l’attente. Au fond, la raison, qui est l’organe de l’ajournement, fournit toujours une bonne raisone de s’entendre, de limiter les dégâts, de sauver quelque détail d’un ensemble que l’on méprise. La politique a des yeux aiguisés pour découvrir les alliances. Tout n’est pas pareil, nous dit-on. Le parti communiste réformé n’est certainement pas comme la droite rampante et dangereuse. (Nous ne votons pas pour lui aux élections — nous sommes abstentionnistes, nous-mêmes — mais les comités de citoyens, les initiatives sur les places, c’est autre chose). La santé publique est toujours préférable à l’assistance privée. Un salaire minimum garanti est toujours préférable au chômage. La politique est le monde du moindre mal. Et en se résignant au moindre mal, on accepte peu à peu la totalité dans laquelle seules des partialités sont accordées. Celui qui, au contraire, ne veut rien avoir à faire avec ce moindre mal est un aventurier. Ou un aristocrate.
10. La politique est l’art du calcul.
Pour rentabiliser les alliances, il faut apprendre les secrets des alliés. Le calcul politique est le premier secret. Il faut savoir où mettre les pieds. Il faut dresser des inventaires détaillés des efforts et des résultats. Et à force de mesurer ce que l’on a, on finit par tout gagner, sauf la volonté de le mettre en jeu et de le perdre. Ainsi, on est toujours pris par soi-même, attentif et prompt à exiger le compte. L’œil fixé sur ce qui l’entoure, on ne s’oublie jamais. Vigilant comme une police militaire. Lorsque l’amour de soi devient excessif, il exige de se donner. Et cette surabondance de vie nous fait nous oublier. Dans la tension de la course, elle nous fait perdre le compte. Mais l’oubli de soi est le désir d’un monde dans lequel il vaut la peine de se perdre, un monde qui mérite notre oubli. Et c’est pourquoi le monde tel qu’il est, administré par des geôliers et des comptables, est détruit — pour faire place à la dépense de nous-mêmes. L’insurrection commence ici. Vaincre le calcul, mais pas par le manque, comme le recommande l’humanitarisme qui, parfaitement immobile et silencieux, s’allie au bourreau, mais plutôt par l’excès. Ici s’arrête la politique.