De la contradiction principale à la déracialisation des discours politiques
Depuis au moins la fin des années 70, les échecs des mouvements révolutionnaires, des indépendances anti-coloniales, et des mouvements sociaux ont permis le développement d’un scepticisme quant à l’idée de causes uniques ou principales aux maux politiques. Des théories poststructurelles aux théories décoloniales, quasiment toutes les nouvelles critiques politiques sont passées par un constat similaire.
Lorsque Tiqqun annonce la mort de la dialectique:
Le Parti Imaginaire n’est pas substantiellement un reste de la totalité sociale, mais le fait de ce reste, le fait qu’il y ait un reste, que le représenté excède toujours sa représentation, que ce sur quoi s’exerce le pouvoir à jamais lui échappe. Ci-gît la dialectique. Toutes nos condoléances. (Ceci n’est pas un programme, p.42)
Iels ne font pas un constat très différent de celui de Yuderkys Espinosa Miñoso lorsqu’elle affirme que:
L’échec des principaux systèmes critiques d’interprétation de l’ordre social — marxisme, féminisme, théorie critique de la race — consiste dans le fait que chacun de ces systèmes tente de donner une interprétation basée sur ce qu’il suppose être l’axe de la domination fondamentale. Quand on part de cette supposition, on construit une fausse unité de la chose définie par cet axe ou cette catégorie, en même temps qu’on construit une fausse idée de l’autonomie de la catégorie. Mais il y a une inséparabilité de la domination et de l’expérience de la domination qui dépasse la méthode catégorielle qui tente de l’expliquer.(Intersectionnalité et féminisme décolonial. Revenir sur la question)
L’érosion des sujets politiques et la dissolution du sujet révolutionnaire, malgré les allures de conflits sociaux généralisés, n’aident pas à revenir aux vieilles croyances des gauches historiques.
Pourtant encore dernièrement Wissam s’aventurait à citer la dialectique simpliste de Mao¹ pour affirmer :
Donc la priorité, la “contradiction principale”, se situe la. (@WXelka, 16 Août 2021)
Qu’est-ce qui est en jeu ? Il me semble qu’il s’agit ni plus ni moins que de tenter de recréer un front politique unique, qui finalement n’a que peu d’avenir. Dans l’idéal, il serait contre l’impérialisme occidental :
Autrement dit, les impérialismes régionaux et ces extrémismes sont d’abord du, actuellement, à l’impérialisme occidental (l’impérialisme dominant). (@WXelka, 16 Août 2021)
Toute la question cependant est de savoir ce que “dominant” (s’il y a des impérialismes non-dominants par ailleurs) veut dire lorsque les anciens états impériaux se désagrègent et que même les Etats-Unis sont totalement dépendants des afflux d’investissement étrangers. Déjà en 64, Malcolm X annonçait la couleur:
il est vrai que lorsqu’une nation perd ses marchés, peu importe son degré de capitalisme ou d’industrialisation ou la quantité de biens qu’elle peut produire, lorsqu’elle perd ces marchés, elle est en difficulté. Et c’est l’un des facteurs fondamentaux du problème de l’Amérique. […] Non seulement elle perd ses marchés parce qu’elle est détestée, mais les nations européennes sont industrialisées — elles peuvent produire des biens moins chers que l’Amérique. Le Japon produit des biens moins chers qu’elle et la sous-estime. Et les nations d’Afrique et d’Asie préfèrent acheter leurs produits manufacturés ou finis ailleurs qu’en Amérique… (Answers to questions at the Militant Labor Forum)
Il est clair que les choses ont quelque peu changé, mais les restructurations néolibérales qui ont tenté de régler ce problème ont plutôt eu pour effet de créer une dépendance généralisée (mais toujours inégale) entre tous les acteurs. Si les entreprises américaines et européennes bénéficient de cet état de fait, les dettes de ces nations augmentent toujours de façon exponentielle. Même les pays subissant toujours les stratégies impériales historiques comme Cuba et son embargo survivent à base d’importations américaines. Les Etats-Unis sont dopés aux coups de boosts des BRICS. Leurs industries les plus rentables sont l’armement et la sécurité. Sous cet angle, on voit mieux l’intérêt de guerres qu’il importe peu de gagner.
La contradiction principale serait-elle non pas l’impérialisme “occidental”, mais l’état de crise généralisé de la distribution des capitaux ? La précarité de la chaîne logistique de circulation des marchandises ? Des instabilités qui se trouveraient ensuite des excuses culturalistes, et des ennemis faits-maison pour justifier une ingérence ? Rien de moins vrai, la situation n’est évidemment pas si simple.
Finalement, peu importe qu’on accepte ma certaine relativisation de la domination impériale, qu’on y préfère une analyse léniniste classique, une anti-léniniste, la théorie de la dépendance, des influences négristes, ou autre. Une chose reste sûre : si les “impérialismes régionaux” sont causés, ou conditionnés, par “l’impérialisme occidental”, pourquoi mériteraient-ils une place à part ? Comme si ce monolithe impérialiste occidental ne faisait que produire des effets secondaires et ne s’alimentait pas constamment de ces constructions régionales qui lui permette de conserver son cadavre pourrissant en déléguant une partie du sale travail.
Pire encore, si on sort du cas spécifique afghan (où l’ingérence de l’OTAN est claire), on laisse entendre que les “impérialismes orientaux” n’auraient ni de marge de manœuvre un minimum indépendante, ou que les pouvoirs néocoloniaux seraient “édentés”. Alors qu’un génocide est clairement en court au Tigré², que le Maroc aligne ses intérêts coloniaux dans le Sahara Occidental via des alliances (aussi inégales soient-elles) avec d’autres puissances coloniales, et que des figures internationales de la pensée décoloniale défendent les positions de nationalistes hindous éminemment islamophobes, on est en droit de se demander ce que l’analyse de la “contradiction principale” peut bien apporter à celleux qui souffrent de ces “impérialismes mineurs”. À mon avis, bien trop peu. Et pourtant, dans tous ces cas de répression violente et de guerres asymétriques “régionales”, la solidarité internationale manque cruellement.
Pour être honnête, j’ai grandement dévié du cadre de la réponse de Wissam qui récusait une position sur les politiques sexuelles. Et je serais d’accord pour dire que lorsqu’on a faim, la question de l’ordre sexuel ne se pose pas, ou en tout cas pas de la même manière³. Mais je ne crois pas que ce soit vraiment la question que Wissam veut poser. Il me semble plutôt que c’est la question de la responsabilité pour les personnes résidents dans les centres impériaux (ou ce qui en reste) de s’occuper des problèmes d’où iels sont et pas des problèmes “d’autres peuples”. Ce qui serait ni plus ni moins que l’abandon d’un internationalisme révolutionnaire, et malgré tout une position contradictoire dans l’identification des “indigènes” en France avec la cause palestinienne, bien au-delà des contrats français et du sionisme des différents gouvernements français⁴. En 74, dans sa thèse sur l’inter-communalisme, Huey Newton affirmait que les afro-américain.e.s, de par leur condition de déraciné.e.s étaient les premier.e.s internationalistes:
Nous pensons que les Noir.e.s américain.e.s sont les premier.e.s véritables internationalistes ; pas seulement le Black Panther Party, mais les Noir.e.s qui vivent en Amérique. Nous sommes internationalistes parce que nous avons été dispersé.e.s internationalement par l’esclavage, et nous pouvons facilement nous identifier à d’autres personnes dans d’autres cultures. À cause de l’esclavage, nous ne nous sommes jamais vraiment sentis attaché.e.s à la nation de la même manière que le paysan était attaché au sol en Russie. Nous sommes toujours très loin de chez nous. (Intercommunalism)
Newton avait le nez dans ses propres problèmes d’émancipation noire, mais lorsqu’il affirmer que qu’iels sont “les premier.e.s véritables internationalistes”, on peut presque ajouter “et les indigènes les second.e.s !”
Plusieurs choses me font penser que la “contradiction principale” est surtout un outil rhétorique pour recadrer la discussion sur ce que Wissam pense être les responsabilités politiques correctes à avoir, en France métropolitaine. La première fut un moment de silence. Lors d’un stream, où la nostalgie pour l’Algérie de Ben Bella et du FLN se faisait sentir, c’est ce blanc qui s’installe lorsque le documentaire alors diffusé mentionne que l’Algérie, l’Algérie d’Alger la blanche, Mecque des révolutionnaires, aurait entraîné militairement aussi bien l’armée communiste d’Angola, que l’armée nationaliste anti-communiste et pro-américaine (avec un bureau à Alger chacune). Est-ce que c’était la surprise ? Un réel refus de discuter des événements par manque d’outils pour en parler ? Peut-être (quoi que ce manque n’empêche pas souvent Wissam et ses invités de juger bien des sujets), quoi qu’il en soit, à ce moment là, la contradiction principale n’existait plus. On pouvait être le FLN algérien, et le FLN angolais, être indépendantistes, et temporairement (au moins pour l’Algérie) pro-américains.
Une seconde est la place que Wissam essaie d’accorder à l’Islam et à la culture rap, au foot. Bref à des choses bien éloignées de toutes “contradictions principales”. Loin de moi l’idée que les constructions identitaires à travers la religion et/ou la culture n’auraient aucun intérêt politique, bien au contraire, la vie politique (ou anti-politique) des banlieues françaises s’est toujours maintenue et développée à travers ses “cultures urbaines”. Simplement, si l’Islam peut avoir ce statut privilégié (et un islam sunnite des plus orthodoxe, pas un islam hétérodoxe, issu de syncrétismes séculaires dans le cas présent), c’est aussi parce que la structure raciale a fini par construire l’Islam comme marqueur d’altérité et que l’hégémonie de la pensée euro-chrétienne ne peut refuser à l’Islam des allures de sources spirituelles et philosophiques alternatives voir antagonistes. Cette position de l’Islam est une des contradictions secondaires des processus de racialisation. Pas de contradiction principale ici non plus, malgré un certain nombre de discussions intéressantes sur la Oumma, des invitations d’Imams, etc.
Un dernier point que j’aimerais discuter à part, c’est la déracialisation des conflits politiques, des discours et des termes, dont Wissam (comme tant d’autres) est souvent responsable. Je retrouve cette déracialisation dans au moins 3 points:
- Un concept qui revient beaucoup dans les lives Twitch, c’est celui de la fragilité. En retournant le stigmate, c’est des babtous qui deviennent “fragiles”, tandis que les “indigènes” ne le seraient plus. Être un sujet non-blanc, c’est une lutte quotidienne, rien de plus normal que de valoriser sa résilience. Pourtant il y a une certaine ironie derrière cette utilisation massive du terme. Wissam ne cache pas son intérêt pour les masculinités subalternes, ni la pertinence qu’il trouve aux travaux de Tommy Curry sur la vulnérabilité des “mâles” noirs. Quel effet peuvent avoir ces affirmations de non-fragilités⁴ sur un public de jeunes hommes non-blancs ? Quel intérêt, autre que pour emmerder des babtous colorblind, a cette rhétorique, et comment aide-t-elle à construire des sujets politiques conscients de leurs vulnérabilités (et de celles de leur entourage) aux violences physiques, psychologiques et, évidemment, sexuelles ? Comment permet-elle de reconnaître le racisme⁶ ? L’indigène digne doit-il continuer à surjouer sa virilité même dans les espaces de développement politique quitte à oublier ce que lui fait la Race ?
- Wissam tient aux termes “woke” et “wokisme”. Pourtant, lorsqu’il les utilise, ces termes sont sorties de leur contexte d’invention, blanchisés, et finalement utilisés de façon purement péjorative, et reprenant aux critiques conservatrices aussi bien la datation que l’attribution aux gauches blanches ou blanchisées. On peut vouloir nier ces liens, mais les laïcards réacs, eux, s’en régalent. Qu’on pense, ou pas, que la critique de Wissam d’une gauche qui se complairait dans un certain moralisme individualisant est valable, il n’en reste pas moins que ce qui passe sous silence, c’est l’origine afro-américaine et révolutionnaire du terme. Si même le Wikipedia français est capable d’indiquer l’origine AAVE du terme “woke”, que des créateurs de contenus sommes toutes très Blancs sont capables de tracer cette histoire noire du terme jusqu’au nationalisme noir, ou que des militant.e.s afro-américain.e.s se plaignent de la colonisation du terme par les Blanc.he.ps, comment peut-on interpréter la critique de Wissam, sinon comme une déracialisation, une francisation, une neutralisation de l’histoire de ces termes, et finalement, une contribution indirecte à l’appropriation de pratiques culturelles noires par le pouvoir blanc ? Après cette opération de nettoyage, il est évident que Wissam se retrouve surpris des hot takes de réacs de base.
- Enfin, c’est au tour de la “parole des premier.e.s concerne.e.s”. Un autre concept/outil de rapport de force qui, je pense, se trouve déracialisé par Wissam. Tout d’abord, Wissam a raison d’y voir une opération essentialisante, c’est le cas. Il s’agit bien d’essentialiser sa position sociale, identitaire, pour en tirer un espace de parole, une éventuelle évolution des références majoritaires ou, au moins, une petite victoire d’influence (cependant trop facilement cadrée par l’instrumentalisation de minorités et des logiques libérales). Mais la question que Wissam ne pose pas, et qui me semble primordiale, c’est dans quel contexte est-ce que cette revendication apparaît ? À mon avis, les militant.e.s non-blanc.he.s ont depuis longtemps compris qu’iels n’y avait pas de bonnes raisons d’accorder la confiance sur des bases purement identitaires. Difficile d’ignorer que les bases purement identitaires produisent des inégalités raciales, ou que la race n’empêche pas l’exploitation. Ce qui a eu lieu cependant, c’est la prise de conscience de la marginalisation des savoirs minoritaires ou minorisés dans les milieux militants (et de façon plus large dans les lieux de production de savoir). À ça, s’ajoutent le développement de théories militantes et académiques sur la valeur épistémique des positions sociales⁷, et leurs capacités croissante à se diffuser, à s’avérer utiles. Dans un contexte ou les restructurations de la gauche après les mouvements minoritaires des années 60–70 essayaient progressivement de réinstaurer une inégalité (raciale entre autre) de la distribution de la parole et de la représentativité politique, cette essentialisme stratégique permet de se frayer un espace de visibilité. Ce qui est aussi clair, lorsqu’on prête attention à certains détails, c’est que “concerné.e” est une catégorie politique, et non seulement identitaire. Comme la Feminist Standpoint Theory est féministe, et non féminine, la parole est supposée féministe, antiraciste, queer, que sais-je. C’est pour ça qu’il n’y a rien de surprenant que, comme dit Wissam, “des non-concernés décident qui est le bon et qui est le mauvais”⁸, si l’on pense l’identité comme un outil stratégique⁹ dans cette lutte pour la visibilité, ce qu’il reste, c’est la position politique. Alors oui, cet outil rhétorique peut être réutilisé par des réactionnaires mais il y a évidemment un contenu politique très différent entre les deux opérations en dehors des mots (encore que les mêmes mots ne sont pas employés par les réactionnaires dans leurs opérations de tokénisation, il y a un discours spécifiquement de gauche à mon avis). Mais si Wissam peut reprendre des formes discursives proches de celles de commentateurs conservateurs sans peur de voir sa critique remise en question (re le wokisme), pourquoi les “gauchistes” [sic] le devraient ? Là où je serais d’accord avec Wissam cependant c’est lorsqu’il identifie ce “principe” comme étant “sacro-saint”. C’est-à-dire, que ce qui était d’abord stratégique se retrouve régulièrement rigidifié, institué comme norme disciplinaire à suivre lors d’un échange. Mais lorsqu’on dit ça, on ne parle déjà plus des “concerné.e.s”, mais de la manière dont les milieux militants reproduisent, sacralisent des disciplines discursives aussi professorales, rigides et infantilisantes que le ferait un politburo, un tribunal ou une école. La critique devient alors toute autre, et l’héritage anti-raciste de cette stratégie qui avait pour but de lutter contre les savoirs légitimes peut être redécouvert.
Cette déracialisation n’est pas banale et en bon militant antiraciste Wissam remet la Race rapidement sur le devant. Mais l’opération de déracialisation aura permit de créer un petit dispositif permettant de centrer son propre antiracisme. Si la défense de la contribution de son obédience est parfaitement compréhensible, son tropisme l’est moins. En mettant en opposition des rhétoriques qu’il déracialise quand il les critique, racialise lorsqu’il les défend¹⁰, il lui est possible de produire une temporalité des luttes qui sont franco-arabes et métropolitaines. Franco-arabe et métropolitain parce que l’antiracisme politique reste confiné à ces débats banlieusards. Si le terme de “blanc”, dans un sens politique, est si important, qu’est-ce que veut bien dire le terme “béké” qui n’a jamais cessé d’être utilisé ? Et les grèves de bananiers Martiniquais de 92 et 98, sont-elles pré-politique ? Pré-autonome ? Ou pas assez métropolitaines ? En tout cas, ce ne sont pas la temporalité et les organisations que Wissam mobilise qui expliquent le LKP et ses grèves générales. Ici, l’antiracisme écroule l’anti-capitaliste et l’anti-colonial. Alors que les pensées postmodernes et décoloniales fustigent le progressisme, Wissam le réintègre. De la pensée multispatiale et non-linéaire des temporalités antiracistes et anti-coloniales ne reste que la rupture, toujours indexée sur la gauche blanche libérale de l’Hexagone.
Les années 90, bien que se finissant sur des échecs cuisants, ont été le cœur historique des luttes anti/altermondialistes. Luttes qui agitèrent la planète, et participèrent au développement et à la visibilité internationale des mouvements du Sud Global¹¹. Du MDES, à Via Campesina, les soutiens au zapatisme, le développement de Survie et la formation du CADTM, difficile de dire que la Race ne jouait aucun rôle. En métropole même avant 2001, les émeutes anti-policières remuaient le gouvernement, de nombreuses politiques urbaines s’en suivent, particulièrement en 1995. Mais peut-être que les grèves de la faim des sans-papiers ne sont pas assez politiques, n’ont rien à voir avec les violences policières ou ne reflètent pas le même sens “d’autonomie” que celui qu’édictent tant de partis et de tendances, de camps, politiques rigides contraignants. Les changements dans la grammaire militante (le terme “race”), l’opposition à un camp politique redéfinie (la gauche blanche), ne fonde ni l’aspect politique, ni la radicalité d’un mouvement ou terrain de lutte.
Dans une discussion récente la Black feminist Loretta Ross a affirmé que les luttes des années 80 et 90 étaient plus internationales qu’elles le sont aujourd’hui, peut-être que son constat s’applique tout autant à la métropole française.
J’ai déjà beaucoup trop écrit pour pas dire grand chose. Mais j’aimerais finir avec un conseil amical, que j’essaie de suivre moi-même dans mes réflexions et prises de position. Lorsqu’on entame une critique, qui se veut aussi honnête que radicale, se demander quels groupes, quels individus, quelles pratiques, quels héritages, cultures et savoirs se retrouvent mis de côté, obscurcis, invisibilisés. Quelles ontologies, quels systèmes, quels nationalismes ces marginalisation reproduisent alors. Lorsqu’on choisit nos alliances, nos stratégies, nos préférences, soyons clair.e.s, et ne reprochons pas à d’autres, de faire fondamentalement la même chose que nous. La critique doit être politique. Parce que quel intérêt ça a, une critique culturelle, lorsqu’on croit encore à moitié en une dialectique zombie et aux contradictions principales ?
Notes:
- Simpliste parce que dire qu’un phénomène a des effets majeurs et mineurs n’est pas une grande découverte. La dialectique de Mao elle-même n’était pas sans détours dissimulé: “Pour Mao, les soulèvements populaires étaient un signal d’alarme indiquant que l’État était devenu bureaucratique et devait être réformé, tout comme la population devait être remise sous contrôle. D’un certain point de vue, cela aurait pu être considéré comme favorable par James. Mao cherchait à observer la dynamique de la classe ouvrière dans le monde. Mao pourrait être en train de réformer le pouvoir de l’Etat, selon une construction de Lénine que C.L.R. pourrait identifier sur la base de l’auto-activité des gens ordinaires. Mao popularisait dans le monde entier un type d’analyse dialectique qui résolvait les contradictions, qu’il voyait émaner des gens ordinaires, en faveur de l’État. Il s’agissait de présenter son État chinois à parti unique comme le fer-de-lance de la lutte contre le “révisionnisme” incarné par l’Union soviétique et d’autres régimes se prétendant socialistes. À l’échelle mondiale, cela a conduit les militants à se tourner vers des régimes hiérarchiques, plutôt que vers l’auto-organisation du travail, pour combattre le capitalisme et le colonialisme.” C.L.R. James’s Conflicted Intellectual Legacies on Mao Tse Tung’s China. Ces sournoiseries n’ont pas été sans impacts sur les populations indigènes sous occupation maoïste: “si les conceptions du « progrès » portées depuis des siècles par l’Inde coloniale puis par l’Inde indépendante n’accordaient aucune valeur au monde adivasi, les naxalites ne l’ont pas beaucoup mieux considéré. Pour eux, le mode de vie traditionnel des adivasis était voué à tomber dans les oubliettes de l’histoire ; pour s’intégrer à la nouvelle société communiste, ils devaient se développer. De fait, si le mouvement Hindutva présent dans ces mêmes zones traite les adivasis en peuple « arriéré » dont il faut faire de « vrais Hindous », les naxalites les ont traités en « communistes primitifs » appelés à devenir de « vrais communistes ».” Le pays enfermé, La guérilla naxalite et la situation politique en Inde.
- Ayantu Tibeso et J. Khadijah Abdurahman écrivent, concernant l’empire ethiopien: “Le mythe hégémonique de l’Éthiopie en tant qu’apogée de la liberté panafricaine des Noir.e.s fait qu’il est difficile d’écrire sur le Tigré, l’Oromia et les autres régions subjuguées. Dans son livre Race Rebels (1994), l’historien Robin D.G. Kelley décrit comment “la défaite des Italiens par l’armée éthiopienne a été un catalyseur de l’internationalisme au sein de la gauche noire américaine”. Mais l’exceptionnalisme éthiopien invisibilise et aplatit les luttes des personnes opprimées situées différemment au sein de l’Empire éthiopien. Cet exceptionnalisme est encore embelli par la mythologie rastafari, qui dépeint Hailé Sélassié comme un prophète divin dont la lignée dynastique remonte au roi Salomon de la Bible. Ironiquement, l’attrait de cette conquête noire mythique reproduit l’ontologie coloniale à laquelle elle incite les publics noirs occidentaux à s’opposer. Comment un État imaginé comme le symbole de la liberté des Noirs peut-il mobiliser tout son arsenal de pouvoirs pour anéantir une partie de sa population, comme cela a été le cas pour le Tigré ?” Comment une vision binaire de impérialisme permet à l’indigénisme français de prendre ses responsabilités face a des dizaines de milliers de refugié.e.s, un état de famine qui touche pres de 2 millions de personnes et des politiques de viols systématiques? L’appel à la solidarité internationale a pourtant été lancée depuis la fin de l’année 2020.
- Dans son Journal d’un Voleur, Genet montre bien que même la pauvreté et la criminalité sont recouvert d’(homo-)érotisme. La prostitution, ou la vente de jeunes filles dans le cadre d’échanges économico-sexuels sont évidemment influencés par la précarité économique. Sans même parler de la guerre…
- On ne peut pas, malheureusement, à la fois défendre le racisme édenté des “indigènes” qui sont “tous des palestiniens”, banaliser les nationalismes (néo)colonisés qui l’intériorisent, et affirmer la primauté d’une contradiction principale que des solidarités (choisies volontairement par ailleurs) masqueraient.
- Particulièrement diffusées il y a quelques années via Soral et Dieudonné pour banaliser leur politique fascisante, leur autoritarisme et leur masculinisme aussi dur de la tête que de la couille, “pour être quelqu’un”.
- Ruth W. Gilmore a une très belle définition du racisme dans son fameux ouvrage abolitionniste Golden Gulag: “c’est la production et l’exploitation, sanctionnée par l’État et/ou extra-légale, d’une vulnérabilité à la mort prématurée différenciée selon les groupes.”
- Bien que venant principalement d’un féminisme socialiste blanc, la Théorie du point de vue a été très largement retravaillée à travers le prisme racial, ne serait-ce que par Patricia Hill Collins. Pour les sceptiques du féminisme noir et de l’intersectionnalité, n’oublions pas que même Sylvia Wynter écrit, en suivant Fanon: “Le fellah affamé, comme le soulignait Fanon, n’a pas besoin de chercher la vérité. Il est, ils sont, la Vérité. C’est nous qui instituons cette “Vérité”. Nous devons maintenant défaire leur statut de condamnés narratifs.” dans No Humans Involved.
- En réalité, c’est évidemment plus complexe, pour que les blanc.he.s puissent choisir quel token (ou camarade, plus rarement) est le bon, il a fallu par ailleurs que la personne “concernée” ait choisi un public à qui s’adresser, selon ses affinités et ses agendas politiques. Ici encore, le choix n’est pas unilatéral, ni innocent, ni purement identitaire.
- Stuart Hall fournit une définition très utile de l’identité pour comprendre le phénomène dont il est question ici. Il écrit que nous devons voir les identités “comme étant produites dans des sites historiques et institutionnels spécifiques, dans le cadre de formations et de pratiques discursives spécifiques, par des stratégies énonciatives spécifiques”. Dans Who needs ‘Identity’?
- J’ai déjà montré quelques exemples de déracialisation, en ce qu’il concerne l’aspect inverse un bon exemple est un l’attachement que Wissam porte à des termes très précis qui semblent valoir plus que le contenu politique réel. Si le terme “race” et son utilisation pouvaient, en eux-mêmes, faire avancer la cause antiraciste, la question du racisme aurait été réglée depuis bien longtemps. Du Discours sur le Colonialisme (1955), à Race, nation, classe (1988), beaucoup de fois le terme “race” a été répété. Et nous sommes pourtant toujours aussi loin de résoudre le racial et colonial sous quelque aspect que ce soit. Pouvoir nommer le problème est toujours utile mais encore faut-il reconnaître que dans le feu de l’action de l’histoire, on peut pas facilement évaluer l’utilité du terme de “Race” face à l’utilité de termes (toujours utilisés) pour identifier des phénomènes similaires. Ce n’est pas pour rien que Sylvia Wynter insiste que “la “race” est vraiment un nom de code du “mode” [genre — je traduis ici en “mode” pour éviter toute confusion avec le terme “genre” en français]. Notre problème n’est pas le problème de la “race”. Notre problème est le problème du mode [genre] de “l’Homme”. C’est le problème du “mode” [genre] de “l’Homme” qui cause tous les “ — ismes”.” Proud Flesh Inter/Views: Sylvia Wynter.
- Bien que ce fait soit peu discuté explicitement, je trouve peu anodin que dans son étude El giro decolonial en los movimientos sociales [Le tournant décolonial dans les mouvements sociaux], Juliana Flórez Flórez ne puisse citer que des analyses de mouvements qui se situent autour de la période anti/altermondialiste des luttes. Peut-être que c’est aussi de cette façon qu’on peut comprendre le rapprochement du MIB avec la Confédération Paysanne et leur intervention au Larzac, comme les kanaks avant eux.