De droite mais surtout de gauche, les blanc.he.s aiment récupérer les pensées de philosophes et militant.e.s noir.e.s pour mieux dilapider leurs contenus les plus radicaux. Jamais peut-être n’a-t-on autant entendu parler des Black Panthers que depuis que l’on ne parle plus de ses membres ou seulement sous forme de biopic romantisé. C’est pareil avec la francophonie noire. On peut maintenant neutraliser la critique de la suprématie en se référant à Édouard Glissant, ou, en ce qui nous concerne, à Fanon.
Dernièrement une série de 4 épisodes des Chemins de la Philosophie sur France Culture intitulée “Révolution Fanon” illustre bien cette tentative de “blanchiser” Fanon. Il n’y a pas grand chose de “révolutionnaire” dans ces émissions, et bien moins de discussion des propositions insurrectionnelles de Fanon et de ses analyses. Ce qu’il en reste répété sur presque 4h (avec seulement peut-être Elsa Dorlin pour s’opposer à cette interprétation), c’est un Fanon humaniste, universaliste, critique de la violence. Un Fanon inoffensif. Aussi bien en ce qu’il s’agit de la critique des politiques blanches, raciales et coloniales, qu’en terme de pratiques politiques.
En réponse à cette réappropriation républicaine (parce que c’est bien de ça qu’il s’agit, un républicanisme français, tout ce qu’il y a de plus colonial), j’aimerais proposer une relecture de Fanon. Un Fanon radical qui marche contre les interprétations qui se disent “anti-racialistes” mais qui ne sont qu’un nouvel universalisme blanc. Une banalisation du racisme et de son ancrage profond en France.
Je propose d’aborder Fanon sous trois angles. Tout d’abord sa critique de l’Universel et de l’Humanisme occidental à travers notamment sa vision de l’humain. Puis on suivra sa critique des sciences occidentales à travers son concept de “sociogénie” et j’essaierais de montrer les portes qu’il ouvre pour un penser l’ordre social. Puis finalement on se tournera vers la question de la violence et de l’analyse multi-dimensionnelle que Fanon développe.
Bibliographie
Dans l’article qui suit les livres de Fanon seront mentionnés comme suit:
Peau noire masques blancs, 1952 (PNMB)
Sociologie d’une Révolution, 1959 (SR)
Les Damnés de la Terre, 1961 (DdlT)
L’Universel, son refus, et la fin de l’Humanisme occidental
Il est habituel pour la gauche de penser ses catégories et son action politique autour de l’Humain, et de sa reconnaissance politique, l’Humanisme, à l’échelle la plus grande possible, l’Universel. Mais cette universalité présuppose une égalité de reconnaissance. Pour aller très vite, il s’agirait simplement d’intégrer les minorités dans l’Humain, pour que l’Autre disparaisse. Ce processus de rationalisation a pour but la reconnaissance de l’Autre.
Pour Fanon, la question est bien plus compliquée. Face au racisme, sa première réaction a été aussi de “rationaliser le monde, montrer au Blanc qu’il était dans l’erreur”(p.95 PNMB). Mais il espérait, en soumettant le racisme à la logique, prouver sa dignité en tant que martiniquais noir. Il se confronta alors au mur racial:
J’avais rationalisé le monde et le monde m’avait rejeté au nom du préjugé de couleur. (p.99)
Cette confrontation à l’irrationnel du racisme a deux conséquences, d’un côté la névrose, “[j]e dirai personnellement que, pour un homme qui n’a comme arme que la raison, il n’y a rien de plus névrotique que le contact de l’irrationnel” (p.95), de l’autre le développement d’une irrationalité propre au sujet racialisé:
“Puisque, sur le plan de la raison, l’accord n’était pas possible, je me rejetais vers l’irrationalité. A charge au Blanc d’être plus irrationnel que moi. J’avais, pour les besoins de la cause, adopté le processus régressif, mais il restait que c’était une arme étrangère ; ici je suis chez moi ; je suis bâti d’irrationnel ; je patauge dans l’irrationnel. Irrationnel jusqu’au cou.” (p.99)
L’irrationnel à la fois comme stratégie d’adaptation, et comme façon de vivre la racialisation apparaît alors comme un défi à l’Universel. Car “la conscience noire est immanente à elle-même” (p.109), le sujet noir ne peut pas être un simple “Humain en devenir” qui s’intégrerait à l’universel humaniste:
“Je ne suis pas une potentialité de quelque chose, je suis pleinement ce que je suis. Je n’ai pas à rechercher l’universel. En mon sein nulle probabilité ne prend place. Ma conscience nègre ne se donne pas comme manque. Elle est. Elle est adhérente à elle-même.” (p.109)
C’est pour ça que la philosophe jamaicaine Sylvia Wynter peut écrire que:
“La culture populaire orale que les Noir.e.s ont créée en réponse à une négation initiale de cette humanité constitue, en tant que culture, l’hérésie de l’humanisme ; et c’est pourquoi la culture populaire noire — spirituals, blues, jazz, reggae, musique afro-cubaine et hip-hop — et ses multiples variantes ont constitué une expérience culturelle souterraine aussi subversive pour le statu quo de la culture occidentale que l’était le christianisme pour l’Empire romain. Car c’est dans cette culture que les Noir.e.s se sont réinventé.e.s comme un Nous qui n’avait besoin d’aucun autre pour constituer son être.” (Wynter, Ethno or Socio Poetics, p.9–10)
De plus, la conscience de sa propre identité racialisée est propre à la structure coloniale. La décolonisation, pour Fanon, est alors le rejet de la subjection raciale:
“Dans le contexte colonial, le colon ne s’arrête dans son travail d’éreintement du colonisé que lorsque ce dernier a reconnu à haute et intelligible voix la suprématie des valeurs blanches. Dans la période de décolonisation, la masse colonisée se moque de ces mêmes valeurs, les insulte, les vomit à pleine gorge.” (DdlT, p.46)
Ce qui est vomi ne peut qu’être cet humanisme universaliste. Sartre l’identifie clairement dans sa préface aux Damnés de la Terre:
“Vous faites de nous des monstres, votre humanisme nous prétend universels et vos pratiques racistes nous particularisent” (Sartre, DdlT p.18)
Pour Sartre, Fanon “met à nu” le vide de l’humanisme européen que la simple bonne volonté de ne peut pas combler:
“Il faut affronter d’abord ce spectacle inattendu : le strip-tease de notre humanisme. Le voici tout nu, pas beau: ce n’était qu’une idéologie menteuse, l’exquise justification du pillage; ses tendresses et sa préciosité cautionnaient nos agression” (Sartre, DdlT p.31)
Fanon, lui, identifie plus précisément les réactions des sujets coloniaux:
“ Pour le colonisé, être moraliste c’est, très concrètement, faire taire la morgue du colon, briser sa violence étalée, en un mot l’expulser carrément du panorama.” (Ddlt, p.47)
Pourtant dès son premier livre, Peau noire masques blancs, Fanon mentionne rapidement son projet au détour d’une phrase:
“Vers un nouvel humanisme…” (PNMB, p.29)
Il ne s’agit plus pour lui d’intégrer les Noir.e.s et les sujets coloniaux à la modernité, à l’humanisme, mais “véritablement” une “création d’hommes nouveaux” (DdlT, p.40).
A deux occasions Fanon présente ce projet de sécession par rapport à l’Humanisme européen:
“La décolonisation ne passe jamais inaperçue car elle porte sur l’être, elle modifie fondamentalement l’être, elle transforme des spectateurs écrasés d’inessentialité en acteurs privilégiés, saisis de façon quasi grandiose par le faisceau de l’Histoire. Elle introduit dans l’être un rythme propre, apporté par les nouveaux hommes, un nouveau langage, une nouvelle humanité. La décolonisation est véritablement création d’hommes nouveaux.” (DdlT, p.40)
“La Révolution en profondeur, la vraie, parce que précisément elle change l’homme et renouvelle la société, est très avancée. Cet oxygène qui invente et dispose une nouvelle humanité, c’est cela aussi la Révolution Algérienne.” (SR , p.151)
C’est cette pensée de la réinvention de l’Humain, ou plutôt de l’humanité qui résonne dans le projet de Sylvia Wynter de dépassement de l’humanisme. Elle oppose ainsi à ce qu’elle appelle l’Homme — cette version générique d’une humanité produite par la modernité coloniale, toujours traversé par les catégories raciales, même implicitement — un contre-humanisme. Elle propose d’en finir avec cet Humain de l’Humanisme qu’elle a identifié et qui écrase ce que font concrètement des êtres vivants humains et non-humains au quotidien. Remplacer aussi une vision biologique toujours déjà racialisé, de l’Humain comme espèce, par la reconnaissance d’un Humain qui n’existe que comme être socio-poïétique. Ainsi écrit-elle que “la seule vie que les humain.e.s vivent est une vie symbolique”(Wynter, Africa, the West and the analogy of culture, p.11). Et cela nous amène directement au sujet suivant, la “Sociogénie”.
Sociogénie, en finir avec les sciences coloniales
C’est encore une fois à un détour de phrase que Fanon apporte une notion fondamentale dans Peau noire masques blancs.
“A côté de la phylogénie et de l’ontogénie, il y a la sociogénie.” (PNMB, p. 8)
Voilà la phrase obscure qui vient tout changer dans nos conceptions des savoirs et de la science. Comme le note Sylvia Wynter, “lorsque Fanon a dit ontogénie-et-sociogénie, toutes les disciplines [scientifiques] que tu pratiques cesses d’exister” (Wynter, Proud Flesh Inter/Views: Sylvia Wynter in ProudFlesh: A New Afrikan Journal of Culture, Politics & Consciousness, p.3).
Déjà dans son projet théorique, Fanon refuse de se soumettre à l’ordre des disciplines scientifiques. Il écrit clairement:
“Il est de bon ton de faire précéder un ouvrage de psychologie d’un point de vue méthodologique. Nous faillirons à l’usage. Nous laissons les méthodes aux botanistes et aux mathématiciens. Il y a un point où les méthodes se résorbent.” (PNMB p.9)
Mais pour ses commentateur.rice.s, il s’agit d’une critique bien plus profonde de la production des savoirs tel que la modernité européenne, éminemment colonial, l’a produite. Le philosophe afro-américain Lewis Gordon note
“Le mot « science », bien qu’il signifie aussi savoir, révèle beaucoup de choses par son étymologie. C’est une transformation de l’infinitif latin scire qui peut être relié au verbe scindere (diviser) qui, comme beaucoup de mots latins, a des origines communes avec des mots du grec ancien, et dans ce cas, le mot skhizein (partager, cliver). Cet exercice d’étymologie indique une dimension de la colonisation épistémologique.” Lewis Gordon, Décoloniser le savoir à la suite de Frantz Fanon
La science donc, “est plus familière de la rationalité instrumentale qu’elle ne l’est de la raison” (Gordon). Ce que la sociogénèse nous permet de faire c’est de penser un “constructivisme” qui décentre les formes coloniales de penser. Plus précisément:
“Ce que Fanon fait, c’est offrir une explication de la “double conscience” vécue par les Noirs de la diaspora qui a été articulée par W.E.B. Dubois. Fanon y parvient, selon Wynter, en remettant en question “la définition purement biologique de notre culture actuelle de ce que c’est qu’être, et donc de ce que c’est que d’être humain”.” (Karen M. Gagne, On the Obsolescence of the Disciplines: Frantz Fanon and Sylvia Wynter Propose a New Mode of Being Human, p.253)
C’est-à-dire que “les êtres vivants font naître leurs mondes par ce qu’ils font”. Si “la vie est universelle. Ses modes sont pluriels.” (Zimitri Erasmus, Sylvia Wynter’s Theory of the Human: Counter-, not Post-humanist, p.16).
Pour revenir à l’impact de l’hypothèse “sociogénique” sur les savoirs, Gordon encore écrit:
“Au cœur de la sociogénèse se trouve la fondation de ce qu’aujourd’hui on appelle souvent « constructivité ». Pour qu’il y ait construction, il faut que quelque chose ait la possibilité de passer d’une condition à une autre, et ce processus est une manifestation de la capacité à agir (agency). En bref, Fanon annonce la relation entre la signification et la constitution des formes de vie, et qu’un des rôles centraux de la pensée de la libération est de reconfigurer les concepts, y compris ceux grâce auxquels la pratique peut devenir praxis ou une activité constituant la liberté (freedom). Si la liberté est une fonction de la signification, et si les êtres humains, en tant que sujets constituant la signification, sont des manifestations de la liberté, en quoi la servitude est-elle cohérente ?” (Gordon)
Ainsi, parler de Fanon dans le cadre d’un antiracisme moral, ou d’un universalisme qui partirait d’une universalité soit de l’expérience, soit de sa compréhension, c’est ne pas avoir compris ce qui se joue derrière la sociogénèse. Évidemment si Fanon écrit, c’est dans l’espoir d’être compris par un plus grand nombre, de toucher. Mais déjà lorsqu’il identifie l’irrationalité du racisme, il déclarait clairement que pour que les Blanc.he.s saisissent la condition noire ou subalterne, il leur fallait rentrer dans une conception radicalement différente des rapports sociaux. De l’humanité.
La Violence, le Fanon insurrectionnel
Pour défendre Fanon face au pouvoir Blanc, il est plus que commun de le rendre inoffensif, et de lui opposer un Sartre qui voudrait la mort des colons. Fanon quant à lui est loin de prôner la non-violence et constate au contraire la nécessaire violence de l’acte décolonial.
“La décolonisation est toujours un phénomène violent. À quelque niveau qu’on l’étudie: rencontres inter-individuelles, appellations nouvelles des clubs sportifs, composition humaine des cocktails-parties, de la police, de conseils d’administration des banques nationales ou privées, la décolonisation est très simplement le remplacement d’une « espèce » d’hommes par une autre « espèce » d’hommes. Sans transition, il y a substitution totale, complète, absolue.” (DdlT, p. 39)
Cette violence totale, aussi bien physique que symbolique, a pour but de contrer celle du colon. Car “c’est le colon qui a fait et qui continue à faire le colonisé ” (p.40). C’est au colonisé de couper court à cette logique. Annonçant déjà le proverbe du nationalisme afro-américain lancé par Malcolm X, By Any Means Necessary (par tous les moyens nécessaire), Fanon annonce la couleur, la réorganisation égalitaire de la société colonisée “ne peut triompher que si on jette dans la balance tous les moyens, y compris, bien sûr, la violence” (p.41). La diversité des tactiques comme stratégie décoloniale, voilà posée la nécessaire question de l’action révolutionnaire.
Contrairement à l’image véhiculée par les think-tanks de la non-violence à toutes les sauces, la légitimation de la violence comme stratégie décoloniale n’est pas une raison pour l’idéaliser et en minimiser l’impact. Pour Fanon cependant :
“Le colonisé qui décide de réaliser ce programme, de s’en faire le moteur, est préparé de tout temps à la violence. Dès sa naissance il est clair pour lui que ce monde rétréci, semé d’interdictions, ne peut être remis en question que par la violence absolue.” (p.41)
La violence est partie intégrante du colonialisme, et donc des structures qui le déferont. Mais Fanon va plus loin, la violence du colonisé est une construction coloniale, c’est une violence qui “tourne à vide” (p.59), la décolonisation est cette réorientation de la violence des colonisés contre la société coloniale et la production de nouveaux sujets politiques:
“Le problème se pose maintenant de saisir cette violence en train de se réorienter. Alors qu’elle se complaisait dans les mythes et qu’elle s’ingéniait à découvrir des occasions de suicide collectif, voici que des conditions nouvelles vont lui permettre de changer d’orientation.” (p.59)
C’est dit, il n’y a pas qu’une seule forme de canalisation de la violence des indigènes. Si la forme révolutionnaire est celle qui se présente comme un défie direct à l’ordre colonial et aux colons elleux-mêmes, cette violence a pu “s’épuiser en luttes fratricides” (p.59) entre sujets coloniaux, ou, de façon plus productive, être “canalisée par les décharges émotionnelles de la danse ou de la possession” (p.59). Ces deux dernières formes trouvent chez Fanon une réception positive:
“ C’est pourquoi une étude du monde colonial doit obligatoirement s’attacher à la compréhension du phénomène de la danse et de la possession. La relaxation du colonisé, c’est précisément cette orgie musculaire au cours de laquelle l’agressivité la plus aiguë, la violence la plus immédiate se trouvent canalisées, transformées, escamotées.” (p.57–58)
S’il s’agit bien de tuer le colon, ou mieux dit, de le rejeter intégralement lui et tout ce qui le compose, car “à la formule « Tous les indigènes sont pareils », le colonisé répond: « Tous les colons sont pareils ».” (p.89). L’important est aussi de trouver une catharsis pour les sujets colonisés.
Comme beaucoup de soutiens du FLN et de l’indépendance algérienne en général, Fanon n’en était pas moins suspicieux quant aux nouvelles fonctions de gouvernance que les partis nationaux et nationalistes pouvaient prendre au sein des anciennes colonies nouvellement indépendantes. C’est là oú l’on peut trouver un Fanon insurrectionaliste qui va jusqu’à dire que :
“Quand le dirigeant politique convie le peuple à un meeting, on peut dire qu’il y a du sang dans l’air.” (p.68)
Le dirigeant ne sert déjà plus les intérêts de ce peuple qui se construit à travers la décolonisation. Les partis nationalistes abandonnent “l’épreuve de force, parce que leur objectif n’est pas précisément le renversement radical du système” (p. 60). Comme les ONGs et autres professionnels de la contestation acceptables de nos jours, ils étaient devenus “[p]acifistes, légalistes, en fait partisans de l’ordre… nouveau” (p.60).
La question de la classe arrive avec ses grands chevaux au milieu de la guerre civil qu’est la révolution anti-coloniale. Les partis “posent crûment à la bourgeoisie colonialiste la question qui leur est essentielle: « Donnez-nous plus de pouvoir. »” (p.60). De l’autre côté “il est clair que, dans les pays coloniaux, seule la paysannerie est révolutionnaire” (p.61). S’opposent donc deux conceptions de la décolonisation. Deux conceptions de la violence, aussi.
Du côté du nouveau pouvoir:
“ Sur le problème spécifique de la violence, les élites sont ambiguës. Elles sont violentes dans les paroles et réformistes dans les attitudes. Quand les cadres politiques nationalistes bourgeois disent une chose, ils signifient sans ambages qu’ils ne la pensent pas réellement.” (p.60)
Cette manipulation de classe, ou cette fausse conscience, si l’on veut, ne peut pas entièrement duper la classe révolutionnaire, cette paysannerie qui “n’a rien à perdre et tout à gagner” (p. 61). Car de son côté:
“Le paysan, le déclassé, l’affamé est l’exploité qui découvre le plus vite que la violence, seule, paie. Pour lui, il n’y a pas de compromis, pas de possibilité d’arrangement. La colonisation ou la décolonisation, c’est simplement un rapport de forces. L’exploité s’aperçoit que sa libération suppose tous les moyens et d’abord la force.” (p.61)
Il ne s’agit pas pour la paysannerie de négocier des miettes de pouvoir, mais de démanteler le colonialisme. Et c’est dans les phrases qui suivent qu’on trouve chez Fanon la confirmation de la fameuse phrase tant fustigée de Sartre sur le meurtre du colon:
“Lorsqu’en 1956, après la capitulation de M. Guy Mollet devant les colons d’Algérie, le Front de libération nationale, dans un tract célèbre, constatait que le colonialisme ne lâche que le couteau sur la gorge, aucun Algérien vraiment n’a trouvé ces termes trop violents. Le tract ne faisait qu’exprimer ce que tous les Algériens ressentaient au plus profond d’eux-mêmes: le colonialisme n’est pas une machine à penser, n’est pas un corps doué de raison. Il est la violence à l’état de nature et ne peut s’incliner que devant une plus grande violence.” (p.61)
S’“Il y a toujours opposition de mondes exclusifs, interaction contradictoire de techniques différentes. Confrontation véhémente de valeurs” (SR, p.106), c’est aussi en embrassant l’acte insurrectionnel en dépit du moralisme bourgeois et des hésitations de ces démocrates européens (SR, p.122).
Ce sont ces leçons de Fanon et de son expérience de la racialisation, du colonialisme, qu’une lecture Blanche de son oeuvre aimerait cacher sous des considérations moralisatrices similaires à celle de cette bourgeoisie qui veut contrôler la révolte de Damnés (post-)colonisés. A nous de renouveler la radicalité de Fanon qui a fait de lui une influence révolutionnaire, avant d’être un auteur que l’on discute dans les milieux intellectuels des centres impériaux.