Colonisation — Mário Domingues (1919)

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4 min readJun 6, 2022

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Traduction originiale de l’article publié par l’anarchiste noir Mário Domingues le 9 septembre 1919, dans le journal A Batalha. Traduit depuis la reproduction du texte dans le livre A Afirmação Negra e a Questão Colonial: Textos, 1919–1928.

L’autre jour, aux États-Unis, des Noirs et des Blancs se sont mutinés ; il y a eu des morts et il y a eu des blessés ; le sang a coulé dans les rues.

Qu’a à dire l’Europe de ça ? Très peu, très peu ; quelques télégrammes laconiques et rien de plus.

Pourquoi n’en a-t-elle pas parlé, pourquoi les journaux n’ont-ils pas pris l’affaire en main et montré aux gens dans quel camp était la raison ? Était-ce parce que quelques morts et blessés de trop ne méritent pas l’attention de ceux qui assistaient impassiblement à la perte de 15 millions de vies, ou y aurait-il des avantages à ne pas toucher à la vérité ?

Le fait est que les Noirs donnent beaucoup à faire aux Américains.

Ex-esclaves, jetés en pleine évolution de la science et qui, ce dernier siècle, a atteint un développement colossal, les noirs se sont éduqués, ils ont vu combien la société nord-américaine était injuste à leur égard, ils ont compris leurs droits, qui sont égaux à ceux des blancs, et, aussi longtemps qu’ils ne les auront pas obtenus, les émeutes ne s’arrêteront pas et le sang ne cessera pas de couler dans les rues.

Quiconque veut comprendre en profondeur la situation des noirs nord-américains doit observer la formidable analogie entre la lutte des noirs dépossédés de leurs droits contre les blancs qui les leur refusent et la lutte des ouvriers trompés contre la bourgeoisie qui les berne.

Si l’on analyse attentivement les révoltes actuelles, on constate qu’elles tendent à un effort grandiose dans le sens de l’Égalité et la Justice — ou dégénèrent en celui-ci. Et celle des noirs des États-Unis ne s’arrête pas là.

La presse bourgeoise d’Europe n’a pas parlé plus largement de cette question, en lui donnant l’aspect d’un simple incident, parce que parler des noirs et des blancs implique qu’on parle de colonisation, et la colonisation, jusqu'à maintenant, ne peut encore que se traduire par un seul mot — crime.

Les gouvernements d’un pays civilisé, sous prétexte d’exporter la civilisation aux peuples sauvages, font disparaître le canon qui les tue et le commerce qui les dépouille. Si la colonisation c’est ça, la colonisation est indubitablement un crime.

Exterminer un peuple, l’affaiblir et le bestialiser avec l’alcool, le forcer à croire en un Dieu invraisemblable; forniquer ses femmes et ses filles; vicier le milieu pur de l’arrière-pays : c’est ça qui été la mission civilisatrice de l’Europe, c’est ça sa culture !

Et (oh, ironie !) comme c’est drôle d’entendre parler de l’illustre missionnaire, du roceiro [planteur colonial] distingué, de la puissante compagnie, des apôtres de la civilisation !

Mais le véritable type de colon habile (selon les gazettes patriotiques de par chez nous) est le portugais.

Ça fait presque 500 ans que les portugais se sont installés en Afrique et voyez comment les colonies progressent ! Quel acte si bénévole ! Les sauvages, s’ils. ne savent pas lire, peuvent au moins ingérer des décilitres de gnôle d’une manière épatante ; s’ils étaient forts et beaux grâce à la vie libre et saine dans les jungles, ils sont aujourd’hui complètement transformés parce que la syphilis, produit raffiné de l’élite européenne, y sévit déjà, transformant les pauvres noirs en précieux lépreux, en loques civilisées.

Les Portugais, tant éduqués et instruits qu’ils sont, ne peuvent en aucun cas espérer la dissolution des idéaux de Liberté et d’Amour.

C’est une île communément appelée la Pérola do Atlântico [Perle de l’Atlantique] qui a été la plus féconde en génie et en intelligence dans l’activité coloniale. Cette île est São Tomé, la colonie la plus rentable de la nation.

Là travaillent 60 mille hommes noirs importés d’autres terres africaines. La plupart d’entre eux sont ignorants ; la moyenne de ceux qui savent lire… doit être d’environ un pour quatre ou cinq mille.

Où est l’action civilisatrice des blancs ici ? Est-ce dans les 60.000 analphabètes ? Ça doit être ça, à coup sûr. Mais elle est aussi dans les châtiments corporels ; dans la nourriture avariée ; dans le travail épuisant sous un soleil qui brûle tout et dans l’humidité qui abîme tout ; dans l’esclavage hypocrite qui se maintient toujours ; dans les jeux acrobatiques avec les conditions des contrats ; dans les femmes prostituées. Elle est dans l’infâme partialité de la plupart des administrateurs — envoyés par les gouvernements pour la protection des travailleurs qui se régalent dans les plantations, dans les banquets donnés par les roceiros et payés par l’esclavage, par la douleur de 60 mille âmes. La civilisation est dans les salaires de deux ou trois escudos par mois, salaires qui retournent dans la poche du patron dans les bénéfices des bibelots et de l’eau-de-vie qu’il vend au noir vicieux par sa faute ; elle est dans les persécutions contre les voix sincères qui demandent la justice !

La vérité a été étouffée, ravalée ; mais elle éclatera, peu importe qui la raconte, à peine verra-t-elle la lumière du jour.

Je clame bien haut pour que les gens m’entendent ; dans la Pérola do Atlântico, à São Tomé — vous comprenez ? — ici on commet les barbaries les plus atroces ! Il y a des individus qui profitent de l’ignorance de 60.000 noirs pour régner impérieusement comme des Nérons, pour s’enrichir au prix de la souffrance des autres ! C’est ceux-là que les journaux bourgeois, dans une adulation avilissante de l’or, honorent du titre clinquant d’apôtres de la civilisation. Mais ce ne sont que des voleurs, de vulgaires vandales en liberté !

Ne disais-je pas que parler de noirs et de blancs implique qu’on parle de colonisation, et que la colonisation est synonyme de crime ?

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